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contraste entre les deux parties de la ville. La ville de guerre renferme avec les casernes les demeures des autorités et les couvens. On laisse sur l’autre rive des rues pleines de lumière, remplies de l’animation d’une capitale, et l’on pénètre dans une ville déserte. Les maisons, noircies par le temps, ont l’air délabré; les rues, tirées au cordeau et se coupant à angles droits, sont mal tenues, sombres, silencieuses. L’air circule mal dans tout cet espace enfermé de remparts. L’enceinte bastionnée de Manille est du XVIIe siècle. Deux des côtés de la ville, dont l’un touche à la plage et l’autre au Pásig, forment un angle aigu dans lequel est bâti le petit fort appelé Fuerza de Santiago, qui a plus d’une fois joué un rôle dans l’histoire des Philippines. Les fortifications sont bien conservées; l’armement est en bon état, mais fort ancien. En se promenant sur les remparts, on peut voir tel affût qui date du siècle dernier, et dont le bois de molave a bravé les termites et les pluies tropicales, tandis que les ferrures ont été plus d’une fois renouvelées; tel canon de bronze dont les élégantes moulures feraient mieux dans un musée que derrière un parapet. Dans le siècle des canons rayés et des projectiles d’acier, de pareilles défenses sont insuffisantes. Manille d’ailleurs n’est pas protégée du côté de la mer; deux vaisseaux cuirassés auraient aussi facilement raison des faibles navires de son apostadero[1] que du vieil armement de ses murailles; mais, une fois Manille occupée, resterait à faire la conquête de l’archipel, et l’expérience a prouvé que ce n’était pas chose aisée.

En 1762, une escadre anglaise se présentait inopinément devant Manille, et apprenait à la ville étonnée que l’Angleterre était en guerre avec l’Espagne en la sommant de se rendre. L’archevêque gouvernait alors par intérim. Il fait à la hâte quelques préparatifs de défense, appelle à son secours les Indiens des provinces; mais l’ennemi a seize bâtimens et de nombreuses troupes de débarquement : au bout de dix jours, il faut songer à capituler. L’archevêque, avant de livrer la ville, nomme lieutenant-gouverneur un simple juge, D. Simon de Anda. Ce vieillard énergique s’embarque, disent les historiens, « dans un canot, pendant la nuit, avec quelques rameurs, un domestique tagal, 5,000 piastres en numéraire et quarante feuilles de papier timbré. » Il traverse ainsi la baie de Manille et s’établit à Bacólor, dans la province de la Pampanga. Il y organise la résistance, et pendant quinze mois, à force d’activité et de courage, secondé par la grande majorité des populations, il tient tête aux Anglais. Malgré les révoltes que ceux-ci cherchent à fomenter parmi les Chinois et même les Indiens, malgré une somme de 5,000 piastres offerte à qui amènerait Anda vi-

  1. Station navale.