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la saison chaude, qui dure de mars à juin, et, quand commence avec juillet la saison des pluies, on ne sait pendant trois mois dans quelle partie de sa chambre se réfugier pour échapper aux gouttières.

Sur les petites rivières qui sillonnent les faubourgs glissent, rapides et silencieuses, poussées par des pagaies, les pirogues indiennes ou bancas, faites d’un seul tronc d’arbre; elles apportent de la campagne de l’eau, de l’herbe fraîche, des fruits et surtout des cargaisons de cette noix d’arec que le Tagal, comme tous les Malais, enveloppe pour la mâcher dans une feuille de bétel enduite de chaux. Le buyo (c’est le nom qu’ils lui donnent) leur est presque aussi nécessaire que la nourriture. La principale de ces rivières, le rio de Binondo, est un véritable canal encaissé entre les maisons; elle reçoit les eaux des ruisseaux ou esteros de Sibacon, de Tutúban et autres qui baignent les faubourgs indiens de Troze et de Meisig, situés derrière Binondo. Ces faubourgs sont de larges espaces couverts de ces cabanes en bambou et nipa qui sont la demeure des paysans tagals. Elles ne leur coûtent ni bien du temps, ni bien de l’argent à construire. Avec le bolo, grand couteau dont il se sert très adroitement, l’Indien taille dans le bambou toutes les pièces de sa maison ; sur les bords marécageux de l’estero, il coupe les grandes palmes de la nipa, semblables à celles du cocotier, et en façonne son toit. Les planchers de bambou, qui crient et fléchissent sous les pieds, n’en sont pas moins solides. Pas un clou cependant dans toute cette structure, tout est uni et affermi par des ligatures en rotin ou en écorce de bambou ; mais dans une telle demeure gare aux ouragans! Un typhon enlèvera la maison, et l’estero débordé entraînera au Pásig tout ce qu’elle renferme. Gare surtout à l’incendie, quand il se déclare au milieu d’une agglomération de cases indiennes! Elles flambent comme des torches, et le bambou, éclatant sous l’action du feu, propage le fléau en tout sens; rien ne l’arrête. Aussi alors voit-on l’Indien enlever de chez lui tout ce qu’il peut porter; ce qui est trop pesant, il le jette à l’estero, où il le retrouvera le lendemain, et contemple d’un œil tranquille la ruine de sa demeure. J’ai vu par une belle nuit de juin brûler un millier de ces cases; sur un espace de 1 kilomètre carré, tout fut détruit. Au-dessus de l’immense brasier, où pétillaient la nipa et le bambou, se dressait la somptueuse maison d’un riche métis que l’incendie dévorait à l’intérieur, et qui semblait éclairée pour une fête. Au milieu de ce lugubre spectacle, pas de courses tumultueuses, pas de cris de désespoir, pas de désordre; chaque famille enlevait tranquillement ce qu’elle voulait sauver, et s’en allait camper loin du feu.

Quand on quitte les faubourgs pour traverser le Pásig, et qu’on franchit l’enceinte de Manille proprement dite, on est frappé du