Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’acte étant consommé, il ne pourrait plus reculer devant les conséquences[1].

La négociation eut lieu dans ces termes, et l’intermédiaire fut le maréchal de la cour, gendre du comte de Brühl. À la première ouverture un peu claire qui lui fut faite, le maréchal répondit « qu’assurément le moyen proposé était très capable d’assurer l’avantage qu’on en pouvait attendre ; » mais il crut devoir avertir le grand-général, avec la même sincérité, qu’il était inutile d’employer ce moyen pour obtenir l’administration du domaine litigieux, attendu que la chose était déjà décidée dans l’esprit du roi, suivant le désir des patriotes, et serait déclarée sous peu de jours. Il serait donc préférable d’attribuer le don à quelque autre objet, et mieux encore de le transformer en une pension annuelle qui, dédommageant le comte de Brühl de ce qu’il perdrait du côté opposé, lui permît de prêter au parti patriotique un concours un peu durable. En attendant, pension ou subside, les 10,000 ducats furent toujours mis à la disposition de l’intermédiaire. La conversation avait lieu le 28 octobre, et le 3 novembre la cour apprenait avec surprise que de nouveaux administrateurs, choisis parmi les patriotes, étaient désignés pour la succession d’Osrog[2].

Ce fut un coup de théâtre pour tout le monde, un coup de foudre pour les Czartoryski et surtout pour les diplomates de leur parti. Une heure encore avant la déclaration, le ministre anglais, brusquement averti, pariait 100 ducats que la chose était impossible, et que le roi n’oserait jamais. Quant au ministre russe, il fut littéralement atterré. C’était lui en effet qui se trouvait justement dans l’embarras dont le comte de Broglie s’était cru si peu de temps auparavant menacé. Il lui fallait ou abandonner ses amis ou engager son gouvernement, à leur suite, dans une guerre qui aurait eu aux yeux de toute l’Europe le caractère de la plus injuste agression. Autre chose eût été pour la Russie d’intervenir dans une lutte intérieure de la Pologne pour appuyer la faction royale contre des sujets rebelles, autre chose était de faire entrer une armée pour empêcher le monarque et les pouvoirs réguliers du royaume de faire un usage légal de leurs droits. La puissance russe n’en était pas encore parvenue à un tel degré d’arrogance, et les ministres assez débiles de l’impératrice Élisabeth ne lui donnèrent pas un si audacieux conseil. Les Czartoryski furent donc prévenus qu’ils ne devaient plus compter sur aucun appui effectif de ce côté, et, ne pouvant rien faire à eux seuls, ils durent se résigner en rongeant leur frein.

Quant au comte de Broglie, il sortait de cette redoutable passe

  1. Broglie à Rouillé, 28 octobre 1754. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  2. Broglie à Rouillé, 28 octobre et 3 novembre 1754.