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Les mêmes soupçons qui rendaient à chaque instant à Versailles la situation du comte de Broglie très critique, la grandissaient au contraire et le fortifiaient de jour en jour en Pologne. A force de le voir braver ainsi ouvertement la maison régnante, à force d’entendre le comte de Brühl annoncer un désaveu et un rappel qui n’arrivaient pas, les patriotes polonais, d’abord assez en méfiance, commencèrent à croire que le comte avait réellement de sa cour la mission de les appuyer plus que la réserve officielle ne permettait au roi de France, allié de la famille de Saxe, de l’avouer tout haut. A ceux même qu’il ne mettait pas dans la confidence du dessein secret (cinq seigneurs seulement y étaient admis en y comprenant le fidèle Mokranowski), le comte de Broglie en disait assez pour les entretenir dans cette utile confiance. Son humeur enjouée et populaire, l’inépuisable entrain de sa conversation et la loyauté de son caractère ajoutaient chaque jour à ses soutiens politiques des amis personnels. Il était fort goûté, même des femmes, et des plus belles et des plus jeunes, malgré l’austérité de ses mœurs, dont quelques-unes le plaisantaient à l’occasion. La charmante princesse Lubomirska, palatine de Lublin, la fille même du comte de Brühl, la comtesse Mnisech, mariée à un des maréchaux du palais de Pologne, étaient avec lui en coquetterie et en correspondance réglée. « Des missionnaires de cette espèce, disait-il, trouvent de la facilité à faire des prosélytes. » Ses relations s’étendaient même en dehors de la Pologne. Le prince de Conti l’avait mis en rapport avec les envoyés de France à Stockholm, à Copenhague, à Berlin, à Constantinople, tous plus ou moins initiés à ses vues. Les petits souverains riverains de la Mer-Noire et du Danube, les khans de Crimée et de Tartarie, qui cherchaient volontiers à Varsovie un point d’appui contre l’ambition menaçante de la Russie, s’adressaient à lui comme à leur protecteur naturel. Sa correspondance était si multipliée et si active qu’il donnait de l’ouvrage à quatre secrétaires, constamment employés à transcrire ou à déchiffrer ses lettres, et qu’il lui arrivait souvent de dicter pendant seize ou dix-sept heures de suite. En un mot, il était rapidement devenu, comme il l’avait souhaité, l’âme d’un grand parti en mesure et même très impatient d’agir. Seulement il sentait avec une cruelle perplexité que tout ce crédit, si promptement acquis, posait en l’air sur des promesses qu’il n’était pas certain de pouvoir tenir, sur des espérances qu’à l’épreuve il serait embarrassé de réaliser. Qu’un incident survînt qui rendit nécessaire aux patriotes polonais le concours dont il les flattait, comment, aussi faiblement appuyé qu’il l’était à Paris, ferait-il honneur à sa parole? Cette incertitude l’agitait sans relâche, et il en faisait part dans toutes ses lettres au prince de Conti, qui n’y répondait jamais. L’épreuve arriva en effet, plus tôt même qu’il ne pensait; mais par