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pour la bonne année quelque temps avant Noël..., ce qui ne peut tirer à conséquence, ni donner aucune inquiétude à M. l’abbé[1]. »

L’avis était bon et envoyé à temps, car le comte ne tarda pas à recevoir de sa famille et de tous ses amis un déluge de lettres où on l’engageait à se méfier du prince de Conti, à ne s’occuper que de plaire à sa majesté polonaise, et surtout à ne s’ingérer à proposer rien de nouveau, ce qui ne pourrait manquer de lui attirer beaucoup d’ennemis. L’abbé en particulier tenait parole à la dauphine, et envoyait (suivant l’expression du comte lui-même) une véritable épitre d’oncle. « A quoi songez-vous, mon neveu? s’écriait-il. Vous décidez et vous politiquez en vérité comme si vous aviez dix ans d’expérience. » Il n’y avait pas jusqu’à l’ambassadeur de France à Londres, le duc de Mirepoix, habitué du salon du prince de Conti, à qui le comte avait écrit pour obtenir des renseignemens sur la situation de sir Charles Williams à Londres, et qui lui répondait évidemment sous la même inspiration : « Croyez-moi, mon petit comte, si j’étais des conseils du roi notre maître, j’opinerais fortement pour que, sans s’embarrasser de ce qui se passe en Pologne, on laissât tranquillement MM. les Polonais disposer de leur couronne et qu’on n’y dépensât pas un quart d’écu. »

Le comte fit tête à l’orage avec beaucoup de sang-froid. Pour dissiper les soupçons, il eut recours à un moyen qu’il faut lui laisser raconter lui-même. J’ai rappelé la relation intime du prince de Conti avec l’aimable comtesse de Boufflers, l’Idole, comme on l’appelait dans la société du Temple pour indiquer le pouvoir souverain qu’elle exerçait sur son auguste amant. Ce fut à elle que le comte imagina de s’adresser.

« Pour tranquilliser toutes les têtes, écrit-il au prince de Conti, j’envoie à mon frère par cet ordinaire une lettre sous cachet volant pour Mme de Boufflers, qui m’a fait faire par lui des reproches très vifs de ne pas lui avoir encore écrit; je donne pour excuse les liaisons qu’elle a avec votre altesse sérénissime, et qui, jointes aux bruits qui ont couru autrefois sur le compte de votre altesse sérénissime, pourraient faire croire que c’est par le canal de cette dame que je reçois ses ordres. Cette lettre ne peut être qu’utile en abusant mes parens et en trompant Mme de Boufflers et les personnes qui ouvrent les lettres tant ici qu’à Paris. — Mais, ajoutait-il, craignant évidemment du prince de Conti quelque tendre faiblesse, elle perdrait tout son effet, si votre altesse sérénissime n’en gardait le secret vis-à-vis de celle à qui elle est adressée. Je suis persuadé qu’elle lui en parlera elle-même, et que votre altesse pourra ainsi

  1. Le prince de Conti au comte de Broglie, 18 décembre 1752. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)