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Si la politique française était effrayée elle-même de son propre succès, on peut penser que la cour de Saxe ne l’était pas moins de son échec inattendu. Un parti français en Pologne, c’était le fantôme dont elle croyait s’être délivrée par l’alliance d’une princesse saxonne avec le dauphin, et sa résurrection inattendue la jetait dans une violente émotion. Aussi le comte de Brühl ne négligea-t-il rien pour persuader tout de suite aux Polonais et pour se persuader à lui-même que la scène de Grodno était un coup de tête d’un jeune ambassadeur dépassant par irréflexion les instructions de sa cour, et qu’il serait aisé de le faire désavouer. « Quelle confiance, disait-il aux nobles à qui il voyait prendre le chemin de la légation de France, ce ministre peut-il vous inspirer? S’il vous promet quelque chose, il vous trompe; sa cour ne s’inquiète guère de ce qui se passe ici. La France est trop éloignée pour se mêler des affaires de Pologne; je sais mieux que lui ce qui se passe dans son conseil, et je me fais fort de prouver d’ici à peu qu’on n’approuve pas sa conduite. » Sur quoi, pour justifier sa parole, il recourut tout de suite au grand moyen, qui était de faire porter plainte contre l’attitude agressive de l’ambassadeur par une lettre de la reine de Pologne elle-même à la dauphine sa fille.

La bonne dauphine, très ombrageuse sur ce qui touchait à sa famille, n’eut rien de plus pressé, la première fois qu’elle rencontra l’abbé de Broglie dans le cercle de la reine sa belle-mère, que de le prendre à part pour lui communiquer les griefs qu’elle recevait de Varsovie, et tout aussitôt l’abbé, qui, n’étant prévenu de rien, se doutait toujours de quelque chose, se mit à jeter les hauts cris contre l’imprudence et l’ingratitude de son neveu. Il promit qu’il ne manquerait pas de lui écrire de bonne encre; par malheur, quelques jours plus tard seulement, le prince de Conti, rencontrant M. de Revel, frère puîné du comte de Broglie, eut la légèreté de lui dire : « J’ai des nouvelles du petit comte; vous savez qu’il est de mes amis et que je m’intéresse fort à lui. » Il n’en fallut pas davantage pour achever de mettre en campagne l’imagination pétulante du vieil abbé. Averti de son imprudence, le prince s’excusait tout de suite en ces termes à son correspondant secret : « Sur ce que M. de Revel a dit que je m’intéressais à vous, l’abbé s’est mis à politiquer, à trouver que ce soin de ma part n’était pas naturel, à se ressouvenir des bruits qui ont couru sur moi relativement à la Pologne, et à en conclure qu’il fallait vous écrire pour vous dire de n’être avec moi dans aucune correspondance, et de vous défier de donner dans le panneau que je vous tendais... Vous n’avez pas autre chose à répondre, sinon que vous n’êtes pas en correspondance avec moi, que, comme j’ai cherché à vous rendre service pour être fait maréchal-de-camp, vous m’avez touché quelque chose de cela en m’écrivant