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ces diplomates à prétentions de roués tels qu’on en rencontre assez souvent dans les légations anglaises, où la pruderie britannique les relègue volontiers, comme si, les jugeant indignes de participer aux devoirs austères de la vie parlementaire, elle ne les trouvait propres qu’à se mêler aux mœurs relâchées du continent. Il avait promis à ses amis de Londres, en particulier au prince de Galles, dont il était le compagnon de débauche, d’amener les choses au point qu’une armée de 100,000 Russes pourrait arriver au premier signal au cœur de l’Allemagne, à travers la Pologne tout ouverte, et il suait sang et eau pour faire honneur à sa parole. Le comte de Broglie le regardait faire en souriant.

« Ma présence, dit-il, l’avait contenu les premiers jours; mais cela n’a pas duré longtemps. Il s’adresse à tout le monde, il est devenu plus caressant qu’aucun Italien... Il baise toute la journée les nonces jeunes ou vieux[1]. Je lui ai vu parler en particulier aux jeunes princes, dont l’influence est plus que médiocre, et jusqu’aux femmes de chambre de la reine. Il ne néglige rien pour les séduire, il a eu publiquement un entretien d’une heure, dont j’ai été témoin, avec celle qui est actuellement en faveur avec sa maîtresse. Toute cette agitation me fait plus de plaisir qu’elle ne me donne d’inquiétude. Quand on est sûr de son fait, quand on a sa partie bien liée, on est plus tranquille. Je crois qu’il voudrait le paraître dans le cas contraire; mais chacun suit son caractère, et celui de ce ministre est si bouillant qu’il ne saurait se contraindre. J’espère que cet exemple me sera fort utile. Je deviens flegmatique, à ce qu’il me paraît, à mesure que je vois mon adversaire se remuer. Je crois pouvoir dire que j’ai eu l’air très peu occupé pendant ce séjour à Bialystock ; je me flatte cependant que je n’y ai pas perdu mon temps[2]. Je me borne à écouter, ajoute-t-il quelques jours plus tard, ce qui dans ce pays-ci est déjà une grande occupation. »

Ce calme était d’autant plus méritoire qu’il ne tarda point à s’apercevoir qu’il était tombé à Bialystock en plein centre d’ennemis, non que le maître du logis, le grand-général, eût par lui-même aucun parti-pris contre la France, où il avait passé les belles années de sa jeunesse à servir dans les mousquetaires du roi : au contraire il eût aimé par nature à tenir du haut de sa grande situation la balance égale entre les partis ; mais, usé par une vie de plaisirs, le vieux Braniçki venait, dans un accès de sensualité sénile, de contracter un mariage tardif avec la belle comtesse Poniatowska.

  1. On sait que les nonces étaient les députés nommés pour faire partie de la diète.
  2. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, Grodno 29 septembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères, et Correspondance secrète, 18 octobre.)