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l’armée française, et à deux reprises il avait fait la paix aux conditions qui lui convenaient, laissant ses alliés au cœur de l’Allemagne se tirer d’affaire comme ils pourraient. De plus, il professait tout haut et sans se gêner le plus souverain mépris pour l’état militaire et politique auquel la triste conduite de Louis XV et de ses divers ministères avait réduit la France, et il ne se faisait pas faute d’exprimer ce sentiment en toute occasion par des mots cyniques et caustiques qui faisaient à l’instant le tour de l’Europe, et n’étaient connus nulle part plus tôt qu’à Versailles. Les rapports des deux cours, encore officiellement unies, étaient donc au fond aigres et froids, et la trace de ces dispositions se retrouvait très clairement dans les instructions mêmes que le comte avait emportées. En l’engageant à se concerter avec le roi de Prusse sur l’objet principal de sa mission, on l’avertissait pourtant de se tenir en garde contre l’âpreté égoïste avec laquelle ce souverain pourrait être tenté de se servir de l’influence française afin de satisfaire ses ressentimens ou de suivre ses intérêts particuliers. La nuance était difficile à observer, d’autant plus que, de tous les généraux français avec qui Frédéric avait fait campagne, il n’en était aucun avec qui il eût plus mal vécu, et dont il parlât plus mal que du dernier maréchal de Broglie. On prétendait même qu’en apprenant la nomination du fils en Pologne, il s’était plaint qu’on lui donnât pour voisin un de ses ennemis personnels. Tout cela présageait au jeune ambassadeur, pour son début, une réception médiocre, peut-être de mauvais complimens, en tout cas une conversation pleine de pièges.

Il n’en fut rien cependant. Frédéric était de bonne humeur ce jour-là, et fit bon visage au voyageur. Il l’invita à dîner, et avant le repas lui parla à cœur ouvert de la disposition où il allait trouver leurs partisans communs en Pologne. « Ils sont bien découragés, dit-il, et ont besoin qu’on leur rende du cœur ; mais j’en sais les moyens. » — « À quoi, dit le comte dans sa première dépêche, je pris la liberté de lui répondre que, puisqu’il les connaissait, j’espérais qu’il s’en servirait. » On alla ensuite à table, où prirent place le prince-évêque de Breslau et plusieurs dignitaires ecclésiastiques de la province conquise. À la grande surprise du comte, la présence de cette respectable compagnie n’empêcha pas le roi de mettre pendant tout le dîner le sujet de la conversation sur la religion et d’en parler à sa manière, c’est-à-dire avec une liberté tout à fait cavalière. Adressant une fois directement la parole à l’évêque, il lui dit, à travers la table, que rien ne lui plaisait mieux que de donner à l’occasion quelque chiquenaude à des fanatiques. On n’était encore qu’au milieu du XVIIIe siècle, et ce langage familier sur les choses saintes n’avait pas encore pénétré dans les cercles royaux. Le comte n’avait pas eu le temps de se remettre de son étonnement, que le