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de la prudence, le comte se laissa faire, et Conti alla rapporter au roi (ce sont ses propres expressions) que « M. de Broglie était prêt à le servir sans ménagemens pour personne ni pour lui-même, et que, avec des talens, de la tranquillité et l’espoir de lui plaire, rien n’était au-dessus de ce qu’on en pouvait attendre. »

Quand la nomination fut connue, elle produisit exactement l’effet que Conti avait prévu. On crut impossible qu’un neveu du grand abbé fût chargé de travailler contre les frères de la dauphine, et le marquis d’Argenson lui-même, qui devait être plus en garde qu’un autre, partagea cette illusion. « Ceci, dit-il dans son journal, repousse loin les vues du prince de Conti, et l’on voit que le roi ne veut pas courir les risques de cette aventure. » Il n’y eut que l’abbé qui, bien que flatté de l’estime qu’on témoignait à son élève, flaira quelque intrigue où il aurait voulu être de moitié, et qui manifesta sa mauvaise humeur en accablant son neveu de conseils de prudence.

Dans ce temps-là, la politique étrangère de la France ayant des traditions, on donnait aux ambassadeurs à leur départ des instructions très détaillées. Le comte de Broglie eut l’avantage d’en emporter une double série, l’une rédigée dans les bureaux du ministère, et l’autre mise par le prince de Conti sous les yeux du roi. Le ton des deux pièces différait sensiblement. Les instructions du ministre recommandaient bien avec instance à son envoyé de s’opposer par tous ses efforts à l’entrée de la Pologne dans l’alliance des cours impériales, et, afin d’éloigner plus sûrement ce péril, d’amener le plus tôt possible la dissolution de la diète, à laquelle la proposition devait être soumise; — mais que ce soit, disait le ministre, sans paraître, si cela est possible, et on lui indiquait un ou deux seigneurs tout au plus, très influens ou réputés tels, anciennement protégés par la France, et derrière lesquels l’action de l’ambassade pourrait se cacher avec avantage. Puis, dans une monarchie élective et avec un roi apoplectique, il fallait bien prévoir le cas d’une élection future et en loucher quelques mots, mais avec quelle réserve et quel embarras !

« Il est apparent, disait à ce sujet la prudente instruction, que plusieurs Polonais chercheront à savoir du comte quels sont les sentimens de sa majesté pour l’élection à la couronne, et si elle verrait avec plaisir que le prince électoral de Saxe l’obtienne après la mort du roi son père. Le comte de Broglie doit se borner à leur répondre que les jours de ce prince sont trop chers à sa majesté pour qu’elle en envisage la fin, que la liberté de la Pologne lui est précieuse, qu’elle la soutiendra et la protégera dans toutes les occasions, et que le prince qu’ils éliront librement et unanimement lui paraîtra toujours le plus digne de les commander. C’est dans ces discours