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mais il ne se doutait pas que sous cette ressemblance tout extérieure se cachait un fonds d’ambition patriotique dont l’âme du vieux courtisan, n’ayant jamais senti l’atteinte, ne pouvait soupçonner la profondeur.

Je ne ferai pas le portrait du comte lui-même. Outre que je n’ai guère le goût des portraits dans l’histoire, qui m’ont toujours paru avoir l’inconvénient d’avertir le lecteur de ce qu’un récit bien fait doit lui faire apercevoir de lui-même, je n’aurais, dans le cas présent, plus rien à tenter en ce genre. Rulhière, dans son récit des Révolutions de Pologne, a consacré à dépeindre le caractère du comte de Broglie quelques pages empreintes d’une véritable éloquence. Aucun des agrémens classiques n’y manque, ni la savante opposition des traits, ni l’habile gradation des épithètes. Salluste et Tite-Live n’ont jamais été mieux imités. Je confesse pourtant qu’à ce noble tableau je préfère le petit crayon suivant, tracé en trois lignes par le marquis d’Argenson, et qui a pour moi l’avantage de dépeindre le personnage tel qu’il se montrait à ses contemporains le jour que sa nomination leur fut connue. « Le comte de Broglie, dit le marquis dans son journal, vient d’être déclaré ambassadeur en Pologne. C’est un fort petit homme, la tête droite comme un petit coq. Il est colère, a quelque esprit et de la vivacité en tout. » Ajoutons que, suivant un autre de ses contemporains (l’abbé Georgel), « ses yeux étincelans le faisaient ressembler, quand il s’animait, à un volcan en feu, » et vous aurez de son extérieur une image qui donne une idée assez juste de son caractère. « Sa nomination surprend, » dit encore d’Argenson à l’endroit cité.

Personne n’en fut plus surpris que l’intéressé lui-même, qui, n’ayant songé jusque-là qu’à se distinguer à l’armée, ne comprenait pas par quelle fantaisie la diplomatie le venait chercher. Quand il sut le motif, sa surprise fut plus vive encore. Huit jours après sa nomination, et avant qu’elle eût été publiée, le 12 mars 1752, il était mandé chez le prince de Conti, qui lui remit un billet autographe du roi ainsi conçu : « le comte de Broglie ajoutera foi à ce que lui dira Mgr le prince de Conti et n’en parlera à âme qui vive[1];» puis le prince lui fit comprendre en peu de mots de quelle mission secrète sa mission ostensible allait se trouver doublée.

L’étonnement, l’effroi même du jeune homme furent extrêmes. Pour un diplomate improvisé qui faisait ses premiers pas dans une carrière dont le terrain même lui était inconnu, quel début que d’avoir un roi à faire élire à l’insu de son propre gouvernement! quelle tâche de suivre une telle négociation, à mille lieues de Ver-

  1. Boutaric, t. I, p. 195.