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glie savait se glisser dans l’intimité des ministres et même des princes, intimidant ou servant l’ambition des uns, trompant l’ennui des autres. Ses bons mots étaient à la fois goûtés et redoutés. Un seul, demeuré célèbre dans les mémoires du temps, lui avait suffi pour venir à bout d’une des plus pures renommées, celle du chancelier d’Aguesseau. Comme on s’étonnait un jour devant lui que ce grand magistrat, très obstiné gallican, eût été appelé à la direction des affaires ecclésiastiques dans le moment le plus vif des difficultés suscitées par la constitution Unigenitus, et comme on exprimait la crainte que ce choix n’envenimât le débat engagé avec la cour de Rome, « ne craignez rien, dit l’abbé en souriant, cet homme-là ne sera pas plus tôt dans cette place qu’on lui seringnera une âme de ministre, et il sera tout comme les autres. » ’L’opération fut en effet pratiquée et avec succès, car on n’ignore pas que ce fut d’Aguesseau lui-même qui imposa au parlement l’observation et le respect de la constitution pontificale. De pareilles boutades ne plaisent point assurément aux ministres qui en sont l’objet, mais elles déplaisent souvent beaucoup moins à leurs collègues et aux souverains qui les emploient. L’abbé avait le talent d’être toujours dans les bonnes grâces d’une partie du ministère qui l’employait à travailler contre l’autre, tandis qu’il faisait rire le roi aux dépens des deux. On disait même tout bas que Louis XV se faisait remettre par lui un petit journal des nouvelles de la cour, où chacun était drapé de la belle manière. C’en était assez pour que tout le monde le ménageât; mais le vrai prodige de son habileté avait été de se faire admettre dans le cercle intime de la reine et de la dauphine, sanctuaire de la haute dévotion, d’où il semblait que la liberté de ses allures aurait dû l’exclure. Cependant, comme malgré sa mauvaise tenue on ne lui reprochait aucun désordre grave (il était, dit le président Hénault, intrigant sans ambition et indécent sans que l’on accusât ses mœurs), surtout comme dans les querelles religieuses il avait toujours défendu les intérêts de son ordre contre le parlement et les jésuites contre les jansénistes, il avait fini par forcer la porte de cette enceinte réservée, et, une fois admis, il y apportait un mouvement et une distraction inaccoutumés. Il charmait, pour les princesses, la monotonie de leurs longues soirées, imparfaitement remplies par la tapisserie et le cavagnol, grâce à une inépuisable fécondité d’anecdotes toujours gaiement racontées. Fussent-elles même un peu trop gaies, les saintes dames ne s’indignaient qu’en souriant avec ce plaisir secret qu’éprouvent parfois les bonnes âmes à entrevoir le mal qu’elles ignorent, à côtoyer le vice et le scandale quand elles sont certaines de n’y pas tomber.

Tout ce crédit savamment acquis, l’abbé ne l’employait pas pour