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tenait le nom, le crime et la condamnation du lonine Simidso Sedji. Derrière le cheval suivaient d’autres soldats, marchant également sans ordre. Je ne jetai qu’un regard sur le cortège et reportai mon attention sur celui qui en était le terrible héros. Il exerçait sur moi une espèce de fascination, et je ne pouvais plus détourner mes yeux de lui.

Sedji était solidement attaché à la haute et large selle sur laquelle il se tenait accroupi à la mode des Japonais ; mais on avait laissé du jeu à ses liens, qui ne semblaient point le gêner, et qui lui permettaient même de se tourner librement à droite et à gauche. L’expression de sa physionomie était hautaine et cruelle, ses traits amaigris disaient les incroyables souffrances de la prison japonaise ; mais on n’en jugeait que mieux la charpente de cette tête osseuse à la bouche droite, aux lèvres minces et serrées, à la mâchoire saillante et forte, au menton large et carré, aux yeux caves. Il avait le teint olivâtre des Japonais du nord et semblait vigoureux et au-dessus de la taille ordinaire. Habillé avec recherche, élégamment même, ses cheveux, la partie la plus importante de la toilette indigène, étaient arrangés soigneusement. Ce qu’il y avait de surprenant en lui, c’était son calme parfait. Dans le regard froid et indifférent qu’il promenait de groupes en groupes et qui semblait voir tout ce qui se passait autour de lui, il n’y avait pas trace de peur ou de fanfaronnade. Il avait plutôt l’allure d’un chef marchant au milieu de ses sujets que l’air d’un condamné allant au supplice. De temps en temps, quatre ou cinq fois pendant les heures où je le suivis, il chantait. C’étaient des improvisations récitées sur le mode étrange des Japonais, des plaintes en notes aiguës longuement soutenues, lamentables et sauvages ; ses traits restaient alors impassibles. Ses yeux regardaient fixement devant lui, ses lèvres seules remuaient pendant que son chant plaintif passait dans l’air : « Je m’appelle Simidso Sedji, je suis un lonine d’Awomori, et je meurs pour avoir tué un todjin. — Avant le coucher du soleil, ma tête tombera ; demain elle sera exposée sur la hatoba de Yokohama. — Les étrangers verront alors la tête d’un homme qui jusqu’à la mort n’a point connu la peur. — C’est un jour funeste pour le Japon, le jour où un noble est frappé de la main du bourreau pour avoir tué un étranger. — J’aurais su d’une main ferme me donner la mort ; mais la grâce du maître m’a abandonné, et il me faut périr comme un misérable. — Hommes de Yokohama qui m’entourez, si vous rencontrez des patriotes, dites-leur que Simidso Sedji n’a pas tremblé en présence du supplice. »

C’était une froide journée d’hiver ; le soleil s’approchait du sommet du Fouzi-Yama et enflammait de lueurs rousses les neiges qui