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LA MENDICITÉ DANS PARIS.

il rêvassa d’autres poésies, abandonna tout travail productif, laissa arriver la misère sans trop voir qu’elle venait, puis un matin, serré de près par la nécessité, il chercha un asile où il put, au dépôt de Villers-Cotterets. Quand je passai près de lui, il émiettait son pain dans une écuelle où flottaient quelques haricots. « Comment vous trouvez-vous ici ? lui demandai-je. — Bien, me répondit-il. Me voilà rassuré sur ma vie matérielle ; je vais pouvoir me mettre à travailler. »

Comme à Saint-Denis, les femmes occupent un quartier sévèrement isolé ; là du moins les fortes murailles, la division même des bâtimens rendent la surveillance facile. Lorsque j’ai traversé la partie qui leur est réservée, elles se pressaient vers la cantine avec des tasses à la main, et demandaient leur café au lait ; au rez-de-chaussée, elles habitent de grandes pièces où les murs lambrissés portent de belles boiseries dorées. On laisse perdre ainsi sans nul profit des œuvres d’art importantes, et il y a, entre autres, sur la voûte de l’escalier des bas-reliefs très saillans qui sont un excellent spécimen des bonnes sculptures décoratives de la renaissance, et qui devraient trouver place dans un de nos musées. Partout il y a de l’air, du soleil, un grand horizon de verdure, et dans cet asile les recluses ne paraissent pas trop malheureuses. Ce sont des sœurs de la Présentation (de Tours) qui gouvernent l’infirmerie. J’y ai vu une femme étendue, maigre et déjà marquée pour l’autre vie ; ses mains jaunes, décharnées s’agitaient doucement devant elle avec le mouvement lent et rhythmique des ailes d’un oiseau. Elle nous laissa passer sans remuer la tête, puis tout à coup d’une voix assez forte elle s’écria : « Ma sœur, je ne puis pas mourir, et ça m’ennuie. — Priez Dieu, répondit la religieuse, et il vous rappellera. — Je voudrais mourir aujourd’hui, avant trois heures. — Priez Dieu, répliqua la sœur. — Priez-le pour moi, reprit la moribonde ; il ne m’écoute pas, j’en ai trop fait ! » La sœur s’agenouilla, et quelques femmes l’imitèrent.

Pendant l’année 1869, le mouvement du dépôt de Villers-Cotterets a été, pour les hommes, de 222 entrées et 123 sorties, pour les femmes de 58 entrées et 65 sorties ; au 31 décembre, la population totale de la maison était de 496 hommes et 315 femmes ; dans le courant de l’année, il était mort 79 femmes et 124, hommes. Ici, il n’y a point d’enfans gardés près de leur mère, il n’y a point de jeunes gens comme à Saint-Denis ; ce sont bien réellement des vieillards, des infirmes, dont beaucoup sont incurables ; quelques-uns sont employés dans la ville comme jardiniers, comme domestiques, et peuvent prélever sur les gages qu’ils reçoivent de quoi améliorer leur nourriture, acheter du tabac, et boire de temps en