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LA MENDICITÉ DANS PARIS.

apparences ; je veux parler des aveugles. On semble avoir abandonné certains emplacemens à ceux qui, reculant devant la discipline fort douce des Quinze-Vingts, préfèrent les hasards de l’indépendance et de la charité. C’est une croyance dans le peuple de Paris que la plupart des aveugles mendians sont millionnaires. Autrefois, devant les jardins de l’hôtel Gontaut, qui s’appuyaient contre le boulevard des Capucines, entre la rue Louis-le-Grand et la rue de la Paix, se tenait un aveugle accompagné d’un caniche. Tous les jours, aux mêmes heures, il arrivait et partait ; assis sur un pliant, la tête couverte d’un bonnet de laine, le corps enveloppé d’un grand carrick à sept collets, il levait vers le ciel des yeux laiteux, sans expression ni regard, et de temps en temps il secouait une tire-lire en fer-blanc. — Il était de tradition dans le quartier qu’il avait donné 300,000 fr. de dot à sa fille, mariée à un notaire, et que le soir on l’avait souvent aperçu dans une loge de rez-de-chaussée à l’Opéra, où il se rendait dans sa voiture. Je crois qu’il faut en rabattre, et dire simplement que les aveugles ne font pas de mauvaises recettes. Ce qui le prouve, c’est qu’ils sont très recherchés en mariage par de jeunes ouvrières qui trouvent près d’eux une vie abondante et peu surveillée. Debout le long des portes, à genoux quelquefois, ayant soin même, dans certains cas, d’abriter prudemment leurs yeux derrière des lunettes de couleur, les aveugles, portent généralement sur leur poitrine un tableau qui représente l’accident par lequel ils ont perdu la vue, ou simplement un écriteau qui appelle l’attention des passans, une seule phrase même : « si je ne vous vois pas, Dieu vous voit. » J’ai lu et retenu l’inscription suivante : « sans fortune et réduit à la plus affreuse misère, ayez pitié d’un pauvre aveugle des deux yeux. » Les plus heureux sont ceux qui se sont emparés, sur un pont, d’une place que l’on consent à ne pas leur disputer en vertu de l’axiome : possession vaut titre. Ceux-là jouent de l’accordéon et rassemblent parfois un grand nombre de personnes autour d’eux. Le pont des Arts a été le théâtre de luttes célèbres ; les Apollons et les Marsyas de la cécité tiraient de leur insupportable musique à soufflet des miaulemens éperdus, s’injuriaient pendant les entr’actes, et empochaient des sommes assez rondes. Un jour que je passais par là, j’ai vu une femme, femme de ménage ou femme légitime, qui apportait le dîner à l’un de ces aveugles ; elle lui mit dans la main une gamelle en fer-blanc qu’il déboucha rapidement ; il la flaira et dit : « Qu’est-ce que c’est encore que ça ? — La femme répondit avec une certaine expression de crainte : — Mais c’est un ragoût de mouton aux petits pois. — Eh ! que le diable t’emporte avec ton mouton, tu sais que je n’aime que le bœuf ! » Je retins mon aumône et la gardai pour une occasion meilleure.