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LA MENDICITÉ DANS PARIS.

à la foule, les yeux braqués devant lui, dissimulés derrière de larges lunettes et ne regardant personne ; avec beaucoup de malice, quand il lui faut traverser une rue, il prie un sergent de ville de lui prêter l’appui de son bras. Il est pitoyable à voir ; dans sa main gauche entr’ouverte et négligemment tendue, on glisse quelques sous, parfois des pièces blanches, qui, avec une prestesse extraordinaire, disparaissent immédiatement dans ses poches. Nul ne joue son rôle mieux que lui ; il est passé maître en son art. Qu’on ait la patience de le suivre, on le verra entrer sous une porte-cochère, dans une rue peu fréquentée, compter sa recette, puis, lorsqu’elle lui paraît satisfaisante, prendre une allure moins douloureuse et monter dans un omnibus qui le ramènera vers le faubourg Saint-Martin, où il habite.

Si l’on va aux renseignemens, voici ce qu’on apprendra : ce mendiant émérite est un Badois réfractaire ; réfugié en France, il a servi en Algérie au titre étranger ; dans un duel, à Bone, il a reçu la blessure qui lui fait la marche si pénible. Revenu à Paris, il a été arrêté le 31 août 1838 sous l’inculpation d’un vol à l’aide de fausses clés ; une ordonnance de non-lieu, rendue le 22 octobre de la même année, le remit en possession de sa liberté, qu’il ne conserva pas longtemps, car le 31 mars 1839 il était encore arrêté pour vol et engagement d’une montre au mont-de-piété. Le 16 décembre, il sort de Sainte-Pélagie après avoir purgé une condamnation à six mois de détention. Le 16 octobre 1840, il est arrêté de nouveau rue de Choiseul au milieu d’un groupe d’une cinquantaine de personnes, devant lesquelles il mange ou plutôt dévore un pain avec avidité ; il est coutumier du fait, disent les rapports. Le 14 avril 1841, il est conduit au dépôt comme prévenu de vol et mis à la disposition du procureur du roi, qui le fait relaxer ; condamné à vingt-quatre heures de prison pour mendicité avec insistance, le 6 février 1847 il est, en vertu de l’article 274 du code pénal, mis à la disposition de la préfecture de police, qui l’envoie au dépôt de mendicité, où en neuf mois il se fait une masse de 53 francs. Le 26 février 1849, il rencontre une ancienne concubine dont il ne paraît pas avoir gardé un bon souvenir, car il la roue de coups et lui vole une reconnaissance du mont-de-piété. On l’expulse de France, mais il y revient en 1852. Il est encore saisi en flagrant délit de mendicité ; on obtient contre lui un arrêté d’expulsion ; la minute porte en marge cette note caractéristique : « il est réfractaire du grand-duché de Bade, avoir soin de ne pas le diriger sur la frontière de ce pays. » On le conduit à Boulogne pour qu’il puisse gagner l’Angleterre. Certains plaisirs faciles de Paris l’attirent, il revient encore : c’est un fait de ban rompu pour lequel il est, le 20 mai 1855, condamné à trois mois de prison ;