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moires, et d’en remontrer au besoin au jurisconsulte Celsus ». Ailleurs il parte d’une façon toute contraire. Il a introduit dans sa IIe satire une femme qui défend résolument son sexe contre les hommes. « Est-ce que nous avons la rage des procès, leur dit-elle ? est-ce que nous sommes ferrées sur la chicane ? est-ce que nous venons faire vacarme dans vos tribunaux ? » Où donc est la vérité ? Ces contradictions formelles nous apprennent à ne pas nous fier sans réserve aux allégations de Juvénal ; ce n’est pas tout à fait, comme on l’a dit, un témoin qui dépose, c’est un avocat, et il change d’opinion suivant la cause qu’il plaide. Les démentis qu’il reçoit des autres sont plus graves encore que ceux qu’il se donne quelquefois à lui-même. Tacite ne passe pas pour un moraliste complaisant ; on l’a même quelquefois accusé de mettre trop d’amertume dans sa façon d’apprécier les événemens et les hommes. Il a pourtant loué plusieurs fois son époque : « Tout ne fut pas mieux autrefois, dit-il ; notre siècle a produit aussi des vertus et des talens dignes d’être un jour proposés pour modèles ». Il y a surtout une qualité qu’il accorde à ses contemporains : il les félicite d’être devenus plus raisonnables dans leurs dépenses et plus modérés dans leurs goûts ; il trouve que le luxe a diminué, et il a soin de nous donner la cause et la date de cet heureux changement. Depuis que la vieille aristocratie, qui aimait la magnificence, a disparu sous les coups des Césars, une noblesse nouvelle est venue à Rome des provinces, et elle y a porté ces habitudes d’ordre et d’économie qu’elle pratiquait ailleurs. Vespasien, qui en faisait partie, a mis la vie simple et bourgeoise à la mode. Cette réforme, que Tacite signale avec tant de précision, Juvénal semble ne l’avoir pas aperçue. Du reste il n’en pouvait pas être satisfait, et l’économie chez les riches lui semblait sans doute beaucoup plus près d’un vice que d’une vertu. Pline est encore plus contraire à Juvénal que Tacite, et son témoignage me paraît mériter d’autant plus de confiance qu’il n’a pas la prétention d’être un témoin. Il ne parle nulle part en moraliste de profession ; c’est par hasard et d’une façon indirecte, en reproduisant les lettres qu’il avait écrites à ses amis, qu’il nous fournit les documens les plus curieux et les plus certains pour juger la société de son temps. Cette société est pourtant la même que Juvénal a voulu nous peindre ; on ne s’en douterait guère en la parcourant à la suite de Pline. Il s’y trouve sans doute encore de malhonnêtes gens, quelques vieux délateurs désolés de ne pouvoir plus nuire, des gouverneurs de province qui pillaient leurs administrés ; mais en même temps que d’agréables portraits, que de nobles figures, que de gens du monde aimables et distingués, bons à leurs serviteurs, dévoués à leurs amis, fidèles à leurs opinions ! Juvénal déclare dans une boutade qu’il ne reste pas plus