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JUVÉNAL ET SON TEMPS.

milieu d’un monde qui repose sur des principes différens, et s’imposent à des gens qui devraient leur échapper par leurs opinions et par leur naissance. Ne voyons-nous pas chez nous La Bruyère, qui avait vieilli dans une situation subalterne, moitié ami, moitié valet, chez ces Condé si durs à leurs serviteurs, ne le voyons-nous pas accepter toutes les antipathies, toutes les rancunes de cette aristocratie qui par momens lui semblait si sotte et si désagréable ? Il juge comme elle les financiers, « ces âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt » ; les spéculations heureuses lui semblent toujours des friponneries. Il rougit de bonté à la vue de ces mariages disproportionnés qui font entrer les filles des traitans dans les plus illustres familles de France, et toutes ces révolutions naturelles de la fortune, qui va des dissipateurs aux intelligens, lui semblent autant de sacrilèges. « Si certains morts revenaient au monde, dit-il, et s’ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux situées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques possédés par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ? » Leur opinion nous importe peu ; nous pensons aujourd’hui que la richesse appartient de droit aux plus industrieux, qu’il est naturel qu’elle passe de ceux qui n’ont pas su la conserver à ceux qui savent la conquérir, que les terres et les domaines doivent aller aux gens qui, en faisant leur fortune, font celle des autres et de l’état, et nous trouvons fort étrange que le plébéien La Bruyère en soit indigné. De même, nous ne pouvons pas comprendre comment Juvénal, un fils d’affranchi, se montre si sévère pour ceux qui essaient de s’enrichir. Si de pauvres gens comme Umbritius ou Trébius refusent de hasarder leur vie dans des entreprises lointaines ou de faire à Rome quelque commerce lucratif, quelle ressource leur reste-t-il pour vivre ? Ils n’en ont plus qu’une, il faut qu’ils aillent le matin chez les riches solliciter la sportule, ou qu’ils se présentent l’après-midi au portique de Minucius pour recevoir le blé et l’huile que l’empereur accorde aux 200,000 de Rome ; en un mot, il faut qu’ils demandent l’aumône aux particuliers ou à l’état.

Juvénal accepte de bon cœur cette extrémité. À tous ces bas métiers qui déshonorent, il préfère ouvertement la charité publique ou privée ; il approuve tout à fait ces mendians superbes, comme Umbritius, qui se croiraient humiliés, s’ils affermaient les boues ou les vidanges, et qui aiment bien mieux tendre la main. Une société lui semble très bien ordonnée quand une bonne partie des citoyens vit de la générosité des autres, et la principale raison qu’il a de regretter le passé, c’est que les riches étaient alors beaucoup plus généreux. L’heureux temps où l’on donnait sans compter, où la