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signification et sans danger, et qu’en disant des empereurs après leur mort ce que tout le monde en pensait pendant leur vie, on ne s’exposait pas à passer pour un ennemi du gouvernement impérial.

Juvénal est allé plus loin ; ce n’est pas seulement pour le passé qu’il est sévère, on voit bien que le présent lui-même ne le contente pas, et l’empereur vivant n’échappe pas tout à fait à ces outrages qu’il prodigue aux empereurs morts. Pour en être sûr, cherchons d’abord, quand il attaque la société romaine, de quelle société il veut parler. Est-ce à celle de son temps que s’applique sa sévérité, ou remonte-t-il plus haut et n’a-t-il l’intention d’atteindre que l’époque de Néron et de Domitien ? La réponse est douteuse, Juvénal a laissé sur ce point quelque obscurité, et cette obscurité me semble très volontaire. Il prévoyait sans doute le bruit qu’allaient faire ses satires, il en redoutait pour lui les conséquences ; aussi essaya-t-il, au milieu de ses hardiesses, de prendre ses précautions et de se garder une excuse. Si ses contemporains se fâchaient d’être ainsi maltraités, si le prince surtout, qu’on rend si aisément responsable de tous les vices de son temps, trouvait les tableaux trop chargés, il voulait pouvoir lui répondre qu’il s’agissait d’une autre époque, et qu’il parlait d’une société qui n’existait plus. Dans sa première satire, qui fut évidemment composée pour servir de préface au recueil de ses œuvres, il veut nous persuader que ses reproches s’adressent non pas à un siècle en particulier, mais à l’humanité tout entière. « Tout ce qui se pratique dans le monde depuis que Deucalion jeta les cailloux derrière lui, toutes les passions qui agitent l’homme, l’espérance et la craints, la colère et la volupté, la joie et l’inquiétude, voilà la matière dont se compose mon petit livre ». Nous sommes bien avertis, il va remonter au déluge. On dirait pourtant qu’il n’espère pas nous le faire croire, car il reconnaît de bonne grâce, à la fin de la même satire, qu’il n’ira pas prendre ses sujets si loin. Il ne s’agit plus alors de Deucalion, il nous annonce seulement qu’il n’attaquera que les morts. « Je veux essayer, dit-il, ce qu’il est permis de dire de ceux dont la cendre repose le long de la voie Flaminienne ou de la voie Latine ». Il a mal tenu sa parole, et il lui est arrivé plus d’une fois de maltraiter des gens qui n’étaient pas encore couchés dans leurs tombeaux de marbre le long des voies romaines ; seulement il est curieux de voir, quand il ose le faire, les précautions qu’il prend pour nous dérouter. Il présente, dans sa XIIIe satire, une énumération effrayante des crimes qui se commettent tous les jours à Rome, assassinats, parjures, incendies, sacrilèges, empoisonnemens, parricides. Nous ne doutons pas en le lisant qu’il ne soit question de son époque, on ne décrit avec autant de verve que les spectacles qu’on a sous les yeux ; mais tout à coup il