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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

l’époux de celle que le prince avait aimée d’une affection si noble et si pure, Varnhagen écrivit ces distiques : « Hardiment il parcourut la vie, prodiguant la force de sa grande âme de héros, confiné dans le cercle d’une paix efféminée. Aussi sut-il mourir de la mort glorieuse sur le champ du combat, comme il avait su vivre, familier avec toutes les jouissances. Hélas ! sa mort infligea des blessures à l’armée ; pourtant la honte de l’armée l’eût tué, si l’ennemi ne l’avait fait. » Quatre jours en effet après la mort du prince, l’armée de Frédéric II n’existait plus ; le roi, son neveu, était fugitif, la vieille Prusse s’était écroulée, et le comte de Schulenburg, commandant la place de Berlin, annonçait aux habitans de la capitale l’entrée prochaine du vainqueur étranger, en leur rappelant qu’en ces circonstances « le calme était le premier devoir du citoyen. »


C’est ainsi que fut punie l’indifférence des écrivains allemands du xviiie siècle, qui, marchant sur les tracas de leurs devanciers français et anglais dans la lutte contre la religion établie, n’avaient point osé les suivre sur le terrain politique. L’idée de l’état s’était littéralement perdue en Allemagne, et en même temps qu’on oubliait le devoir envers la société, on oubliait le devoir envers la patrie ; tout intérêt pour la chose publique avait péri avec l’intérêt national. L’Allemagne avait cru qu’elle pourrait avoir une morale qui la dispensât de respecter les conventions sociales, une religion sans église établie, une société qui se passerait de préjugés ; elle allait se convaincre qu’on ne peut être une nation sans former un état. « C’est affreux, c’est honteux que nous ne soyons pas un seul peuple comme les Français ! s’écria Rahel en 1815. La langue, le parler, ne suffisent pas ; il faut savoir qu’on est sous un même gouvernement, sous les mêmes lois, que la même caisse nous fait vivre… » Ce qu’elle vit si bien en 1815, elle ne l’avait point compris dix ans auparavant ; personne ne l’avait compris, disons-le. Ce fut là le côté vulnérable de l’idéalisme allemand, conception essentiellement aristocratique, et qui n’était applicable qu’au petit nombre. Schiller n’avait-il pas ajourné la liberté jusqu’au jour où chaque citoyen serait artiste ? n’avait-il pas, comme Herder, comme Lessing, flétri l’idée de patriotisme comme une idée mesquine et étroite, indigne de l’humanité affranchie ? Est-il étonnant qu’il fallût la rude main de l’histoire pour convaincre l’Allemagne qu’un peuple ne vit pas d’esthétique, qu’une « nation de penseurs et de poètes » n’est pas une nation, que pour la masse, qui ne peut se payer d’un idéalisme humanitaire sans dogme et sans lois, la religion, la morale, la société, la nation, ont besoin d’un corps, et que le corps d’une nation, c’est l’état ?


K. HILLEBRAND.