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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

donnèrent, en faveur du fond noble de la nature, les égaremens qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher de blâmer.


III.

L’Allemagne, et la société de Berlin en particulier, avaient suivi avec un vif intérêt les grands événemens de la seconde moitié du siècle. Cet intérêt toutefois avait je ne sais quoi de platonique. On regardait Frédéric II, Washington, Mirabeau, comme on regarde des acteurs qui jouent bien leur rôle, comme des héros de roman qui sont vrais et qui vivent, tout au plus comme de curieux spécimens de la nature humaine qu’on observait et étudiait avec amour. De là cette admiration du génie dans laquelle n’entrait jamais aucune préoccupation du bien ou du mal que le génie pouvait faire. Utile ou funeste au genre humain, il était génie et cela suffisait. Il avait le droit d’être ce qu’il voulait être, il était l’originalité suprême : « pour de pareils esprits, répétait-on avec Aristote, il n’y a pas de lois, car ils sont eux-mêmes la loi. » Tout au plus s’enthousiasmait-on pour les idées qui étaient en jeu. L’Allemagne entière prit fait et cause contre l’Angleterre dans la guerre d’indépendance américaine. Lors de la révolution, les enfans partaient en vacances avec des cocardes tricolores à leur bonnet, et répondaient par le cri de « vive la nation » au cri de « vive la liberté. » Les jacobins eux-mêmes trouvèrent des partisans enthousiastes ; les poètes composaient des odes en l’honneur de la révolution. Personne cependant ne songeait que cela pût toucher l’Allemagne, que l’heure de la délivrance fût arrivée, que le saint-empire allât s’écrouler, que le moment fût venu de faire une révolution allemande, comme la France avait fait sa révolution française. C’était un beau drame qu’on jouait à Paris : il intéressait par ses acteurs, son style, ses épisodes ; on espérait qu’il se dénouerait noblement. La presse politique n’existait pas encore pour ainsi dire ; Gentz la créa seulement en 1799. Quand le feu roi, toujours chevaleresque mal à propos, fit sa triste équipée de 1792, l’opinion fut indifférente. On trouvait cette guerre absurde ; mais cela ne remuait pas le pays, qui était occupé à lire Wilhelm Meister et qui attendait Hermann et Dorothée. Pour les officiers, c’était une guerre politique ; le peuple n’en était guère touché directement, car on sait comment était composée cette armée, racolée au hasard. On avait salué avec satisfaction la paix de Bâle, et il faut avouer que c’est le patriotisme rétrospectif qui a découvert depuis cette humiliation nationale dont peu de contemporains avaient souffert : l’Allemagne n’était pas encore une nation. Il pouvait y avoir du patriotisme prussien, et il y en avait ; mais le patriotisme allemand, comment aurait-il pu naître