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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

de protestations d’amour, le prince tombait mort sur le champ de bataille, le portrait de Pauline sur son cœur. Il avait dû recevoir la lettre de sa maîtresse à Iéna, où il était allé rejoindre l’armée ; c’est de cette ville qu’est daté son dernier mot à Pauline, le 2 octobre 1806.


« Chère Pauline de mon âme, c’est avec l’amour le plus intense, le plus ardent, le plus brûlant, que je t’écris ; ton image est toujours devant mes yeux ; ta douleur, tes larmes, jamais, jamais je ne les oublierai. Avec quelle intensité je t’aime, je le vois en ce que je ne voudrais pas même que tu n’eusses pas tes défauts. Tes colères, tes injustices, j’aime tout, même lorsque j’en suis tourmenté. Chez toi, toutes ces petites fautes ne me semblent que l’exubérance d’une nature trop vigoureuse, dans laquelle bien des choses n’ont pu se développer complètement, où d’autres ont été arrêtées, mais où rien de beau n’a pu être complètement étouffé. Chère, méchante Pauline, angélique Pauline, il était bien difficile de t’élever et de ne pas te gâter. Le charme infini que tu as pour moi est indescriptible. Tu connais les miracles de notre amour ; peu de personnes ont bu à la coupe de la volupté comme nous. Ma Pauline, ma chère Pauline, je compte tout à fait sur ton amour, il doit être, il sera ma récompense, si je reviens de la guerre et que je te serre encore contre mon cœur… La guerre décidera plus ou moins de notre existence, et involontairement de graves pensées s’imposent à mon esprit. Combattre le plus beau des combats, où il y a tant de gloire à recueillir, tant de maux à réparer, c’est vraiment un beau sort, un sort plein de grandeur. Aussi j’ai pris congé de tous les amis, de toutes les jouissances, et ne vis plus que pour agir dans mes fonctions avec la plus grande énergie et pour attendre de toi ma plus douce récompense… »


J’ai parlé de la vie privée et du caractère moral du prince avant de dire ce qu’il fut comme homme public, comme patriote, comme soldat. J’en ai parlé longuement, ou plutôt je l’ai laissé parler longuement, parce qu’il m’a semblé que rien ne saurait mieux peindre l’état moral du temps singulier qui précéda le désastre d’Iéna : non pas que toute idée morale ait été absente dans cette génération d’aristocrates et d’artistes ; mais ce fut une morale à part, et que la postérité, que les nations latines surtout, ont bien de la peine à comprendre. Tout le xviiie siècle n’avait tendu qu’à une chose : détruire l’autorité, la convention, sous quelque forme qu’elles se présentassent, dans la religion, dans l’état, dans la littérature, dans la société, — émanciper l’individu et le laisser seul maître vis-à-vis de l’autorité désarmée. Il ne se pouvait pas que cette émancipation