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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

me disant pour me remercier de mes soins : « Que le Destin vous le rende ! » comme si le bon Dieu n’avait pas plus d’esprit que cela, et n’acceptait pas son dû même sous le nom de destin ! » Adam Müller lui-même, l’idéaliste, le patriote enthousiaste, le catholique ardent, le jugeait comme Rahel, et resta son ami toute la vie. Ce pessimiste qui niait tout, avec sa figure fine marquée légèrement de la petite vérole, ses yeux gris et perçans, sa merveilleuse éloquence, avait le bonheur de plaire aux femmes malgré tout ce qui semblait devoir les en éloigner, et il en profita. Comme il voulait jouir du monde tout en le jugeant et sans en être la dupe, il voulait que sa femme en fît autant, et comme il n’y avait en lui ni trace de sentimentalité, ni aucun vestige de ce qu’il appelait des préjugés, il emmenait en ses nombreux voyages les soupirans de Pauline, et se moquait de ses velléités d’amour conjugal. Bientôt il la laissa seule à Berlin et alla parcourir le monde, vivant tantôt à Vienne, tantôt à Paris, visitant la Hollande et l’Espagne, l’Italie et l’Angleterre, parfois riche, plus souvent besoigneux, toujours dans des aventures romanesques et s’en tirant avec courage, comme il supportait la misère avec dignité et la richesse sans outrecuidance.

On pressent ce que devint Pauline à pareille école. Guérie de toute sentimentalité, elle ne chercha plus que le plaisir et n’eut pas longtemps à chercher. Tous les hommes étaient à ses pieds ; il n’est pas étonnant que les femmes, ses amies même aient été jalouses d’elle. « Je donnerais toute ma gloire littéraire pour une de vos semaines d’amour, » lui disait Mme de Staël, et Rahel se plaignit plus d’une fois de n’avoir pas reçu du ciel le caractère étourdi et insouciant de sa belle amie. Quant aux femmes savantes de Berlin, elles ne comprenaient pas qu’une « personne aussi ignorante, qui n’avait jamais bien prononcé un article et qui avait toujours ignoré ce que c’était qu’un datif et un accusatif, eût néanmoins inspiré aux hommes les plus grandes passions. » Rahel la jugeait mieux et devinait bien la source de ses triomphes. « Pauline, disait-elle, est l’idéal de la femme que les hommes désirent et méritent. Rien par elle-même que belle et sereine, recevant tout le reste de l’homme qui en est épris, elle est par cela même idolâtrée de tout homme qui l’aime, adorée comme son miroir, son second moi. Son dernier amant décidera d’elle ; ce qu’il sera, elle le restera. » Sa sympathie pour Pauline ne l’aveuglait donc pas. Un jour Brinckmann, tout feu et flamme, lui écrit qu’il vient de voir Pauline. « Je remercierai éternellement les dieux de m’avoir fait connaître ce phénomène céleste, et je l’aimerai tant que je pourrai sentir ce qui est beau, aimable, original, unique… Je la considère absolument comme une apparition de la mythologie grecque. » Et Rahel répondait : « Je ne la trouve nullement grecque. Vous savez qu’elle m’est agréable, mais rien ne