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bravement jusqu’au bout l’œuvre collective, même alors qu’il reconnaîtrait par quels côtés elle offre prise à la critique. Les avertissemens de l’expérience ne servent que pour l’avenir ; les vouloir utiliser sur le coup, c’est montrer sa faiblesse et son désarroi. Quand on a une fois pris un plan, on doit s’y tenir, d’après ce principe qu’il vaut mieux exploiter les choses en ce qu’elles sont que de les vouloir toujours recommencer parce qu’on n’a pas d’emblée atteint la perfection. D’ailleurs il n’y a pas dans ce monde que des recettes à encaisser, il y a aussi la dignité d’un théâtre de premier ordre, qui ne permet point qu’on fasse huit mois durant travailler des artistes pour les dépouiller de leurs rôles du jour au lendemain. Agir de la sorte serait le comble de la maladresse ; une administration y perdrait tout son crédit, car les artistes, voyant qu’on se moque d’eux, cesseraient de prendre au sérieux des études faites pour rester sans résultat, alors qu’elles ne tournent pas à leur confusion. En ce qui concerne le Freyschütz, toutes les distributions du monde ne changeraient rien à l’état des choses. Il faudrait renverser l’édifice de fond en comble, avoir d’autres récitatifs, une autre traduction ; il faudrait l’impossible. La situation, telle que les circonstances l’ont amenée, n’est certainement point une victoire, elle n’est pas non plus une défaite, et mieux vaut encore pour l’administration de l’Opéra un loyal acquiescement qu’un maladroit remue-ménage qui, sans profiter au caissier, amoindrirait beaucoup l’autorité de la direction.

Le Freyschütz n’a jamais fait en France que d’assez rapides apparitions. On l’a vu depuis trente ans voyager tour à tour du Théâtre-Lyrique à l’Opéra et ne se fixer nulle part. Cette fois encore j’ai tout lieu de craindre que la fantasmagorie ne soit de très courte durée. Les œuvres classiques seules résistent à la traduction ; le Don Juan de Mozart est de tous les temps, de tous les pays, de tous les répertoires ; le Freyschütz, par sa poésie même d’un caractère si exclusivement germanique, si local, répugne à cette naturalisation universelle. Impossible de l’acclimater chez nous ; quoi qu’on fasse, il reste allemand, allemand ombrageux, sauvage, réfractaire aux mœurs du beau pays où fleurissent la Dame blanche et Fra Diavolo. S’il lui arriva jadis, à ce chef-d’œuvre sublime et renfrogné, d’entrer en pleine communication avec le public français, c’est peut-être qu’il trouva son maître dans un homme qui ne croyait pas aux chefs-d’œuvre, et qui du premier coup le rudoya, le maltraita, pour le soumettre au goût français. Nous raillons aujourd’hui et à bon droit ces arrangemens, — notre religion envers le génie s’en indigne comme d’un sacrilège ; mais qui nous soutiendra que ces arrangemens n’aient pas été nécessaires dans leur temps ? qui nous répond qu’à cette heure même le public de l’Opéra ne les regrette pas ? Combien dans cette salle qui s’ennuie n’aimeraient à pouvoir se récrier contre une de ces adaptations intelligentes qui font réussir l’œuvre du génie ! On s’indigne, mais on s’amuse, et cela vaut mieux que de bâiller en admirant.