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monde de son épouvantable père. Toutefois c’est à la papauté que revient tout l’honneur des tardives réparations faites au plus aimable des grands poètes. C’est la papauté qui entoura de paix et de consolations ses derniers jours, et c’est le pape actuel qui, deux siècles et demi après les jours de Clément VIII, a payé la dette de l’Italie envers cette illustre mémoire. Nous avons peu l’amour des pompes officielles et des cérémonies publiques; cependant nous aurions bien voulu être à Rome le jour d’avril 1857 où, en présence de toutes les autorités de la ville, les os du poète furent retirés de la tombe modeste où les avaient déposés les bons hiéronymites pour aller prendre possession du monument élevé par la sollicitude de Pie IX. Je crains seulement qu’il n’y eût là une bien grosse foule, et dans cette foule bien des indifférens dont l’ombre fiévreuse du poète a pu s’effaroucher. Même après sa mort, il semble que le Tasse réclame des ménagemens, que sa mémoire ait plus besoin d’être dorlotée qu’acclamée, qu’il nous demande tendresse et sympathie plutôt qu’admiration. Que pouvait faire le Tasse à cette foule qui ne comprend que les grands hommes assez robustes pour être cahotés en triomphe au bout de ses poignets? Parmi les lettrés même, sa gloire a subi quelque éclipse depuis que la critique a réduit la poésie à n’être plus qu’une province de l’histoire; il n’y a pas là assez d’origines, de questions de race, de problèmes archéologiques pour nous intéresser; aussi ne trouverait-on ses admirateurs que parmi ceux qui ont conservé pur de toute altération scientifique le culte de la beauté, qui jouissent des voluptés de la poésie comme on jouit d’une belle journée, sans souci des lois de la lumière et des phénomènes de la météorologie, ou dans celles des régions aristocratiques qui n’ont pas été encore assez entamées par le monde utilitaire pour perdre le souvenir que la grâce des formes est une partie intégrante de la noblesse, et la magnificence des spectacles extérieurs une partie intégrante de la grandeur. Le génie du Tasse doit être estimé comme une chose rare et précieuse, non comme une chose d’un usage universel; c’est une sorte de joyau de famille de forme exquise pour la nation italienne, et il semble qu’il devrait être traité comme les joyaux de famille, qu’on ne laisse pas manier par toutes les mains. Si les choses de ce monde étaient plus souvent réglées par le tact de l’imagination, le seul qui soit infaillible, parce que c’est le seul qui recherche l’harmonie, voici quel aurait dû être pour une cérémonie funèbre en l’honneur du Tasse l’idéal d’un cortège : une douzaine de dames italiennes choisies pour leur sensibilité et leurs vertus, cinq ou six pâtres de la campagne romaine choisis pour leur beauté et la pureté de leur race, une vingtaine de religieux désignés par leurs lumières, une députation de lettrés pris parmi ceux qui ont une tournure don-quichottique d’imagination,