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de l’enfance agitée de ces sociétés portent l’empreinte évidente de l’esprit de jalousie et de haine qui animait les classes inférieures contre les classes plus fortunées. Ce qui est moins connu et mérite d’être signalé, c’est que ces aspirations égalitaires, ces projets chimériques de reconstitution de l’édifice social, se sont rencontrés de tout temps et se rencontrent encore, sous une apparence et des formules bien connues de chacun de nous, dans les civilisations de l’extrême Orient, qui semblent n’avoir de commun avec les peuples occidentaux que le fond immuable de la nature humaine. La Chine a été tout autant que l’Europe troublée par ces mouvemens intérieurs. Dès le IIe siècle de notre ère, à la fin de la dynastie des Han, une conspiration dangereuse, qui provenait d’un mouvement non pas politique, mais social, mit en péril l’ordre public. Au XIe siècle, sous les Song, un grand réformateur, Onang-ngan-ché, essaya d’appliquer un système où la propriété collective du sol aurait appartenu à l’état, qui aurait distribué les semences, réparti les différentes cultures, fixé les tarifs et les salaires et supprimé, si c’eût été possible, la misère et le prolétariat. Ces doctrines, réprimées par la force dans leurs manifestations extérieures, se sont réfugiées aujourd’hui dans les sociétés secrètes. M. L.-M. de Carné, dans le récit de son expédition du Mékong, nous a fait la peinture d’une de ces sectes qui semblent dévouées à la propagande des idées socialistes, la secte des pé-lien-kiao ou nénufars blancs[1]. L’existence et l’intensité du socialisme dans ces civilisations de l’Orient, d’ailleurs si riches, si laborieuses, si prospères et, sous beaucoup de rapports, si avancées, nous sont attestées par des documens nombreux et d’une grande portée. Il y a dix ans, la frégate autrichienne la Novara, portant à son bord des savans, parmi lesquels des économistes et des statisticiens, fit un grand voyage de circumnavigation, et touchait à toutes les principales stations commerciales du monde, recueillant partout les renseignemens les plus authentiques et les plus circonstanciés sur la situation intérieure des pays qu’elle abordait. M. de Scherzer, qui faisait partie de cette expédition, et qui en a raconté les péripéties et les résultats dans plusieurs intéressans ouvrages[2], a constaté à Singapoure l’existence d’un grand nombre de sociétés secrètes parmi les Chinois, qui forment l’élément le plus considérable et le plus riche de cette florissante cité. Il est parvenu à se procurer le diplôme d’associé de l’une de ces sociétés qui s’appelle Tinté-huy ou la ligue fraternelle du ciel et de la terre. Les passages les plus marquans

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Reise der œsterreichischen Fregatte Novara um die Erde. — Statistich-commerzielle Ergebnisse einer Reise um die Erde, 1867.