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le caractère de la crise contemporaine, nous serons moins prompts à nous en exagérer les dangers, nous aurons plus de facilité à discerner les remèdes efficaces des remèdes chimériques.


I

C’est une illusion naturelle à tous les siècles et à tous les peuples de considérer comme nouvelles des maladies ou des souffrances sociales dont l’existence est ancienne, et qui tiennent à l’essence même du genre humain. « Nous sommes très sensibles aux piqûres que nous éprouvons, a dit Rossi, et nous oublions les blessures désormais cicatrisées de nos ancêtres. » C’est ainsi que beaucoup d’esprits judicieux regardent le socialisme comme une aberration propre à notre temps ; d’autres, plus instruits des faits de l’histoire, constatent dans les sociétés grecque et romaine les premiers symptômes de ce fléau dangereux, devenu endémique parmi nous ; mais cette vue même est bornée, et une connaissance plus exacte des nations qui peuplent l’univers nous apprend que le socialisme est un fait beaucoup plus général et plus permanent que l’on n’est porté d’ordinaire à le croire. Si l’on entend par ce mot non pas une doctrine nettement formulée ou un système précis d’organisation sociale, mais bien un sentiment âpre et haineux des misères de la civilisation, un violent esprit de révolte contre l’inégalité naturelle des conditions et des existences, un effort collectif pour reconstituer la société sur des bases artificielles, il est incontestable que le socialisme a existé dans tous les âges et sous tous les climats. C’est une erreur et en même temps une injustice d’en faire le partage exclusif des populations qui ont une industrie manufacturière très développée, ou des nations qui occupent les contrées occidentales de l’Europe, ou bien encore des peuples qui ont puisé leur culture à la double source de l’enseignement classique et de l’enseignement chrétien. Comme il arrive toujours en pareil cas, cette erreur théorique sur l’origine réelle et l’extension du socialisme entraîne des conséquences graves dans la pratique, soit qu’elle produise un découragement exagéré dans certains esprits, soit qu’au contraire elle incline à l’illusion que ce péril est passager et pourra être écarté facilement.

Il serait long et superflu de rechercher dans les civilisations antiques les traces du socialisme ; elles y sont trop apparentes pour échapper à l’attention de tout homme qui a étudié l’antiquité. Chez les Hébreux, le partage des terres à des intervalles périodiques, — chez les Romains, les perpétuelles discussions sur les lois agraires, les incessantes abolitions et réductions des dettes, mille autres faits