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LA QUESTION OUVRIÈRE.

disciples fanatisés de ce mystérieux personnage se livraient sans hésiter à tous les assassinats qui leur étaient ordonnés. Les unions ouvrières ne manquent pas davantage de séides ou de bandits. L’apologiste de ces associations, M. Thornton, n’hésite pas à le reconnaître. « Dans toute grande union ouvrière, dit-il, il y a toujours des individus aussi disposés que les carbonari italiens ou les ribandmen écossais à exécuter tout ce que leurs chefs leur commanderont, pourvu qu’ils soient payés en conséquence. » Et ce n’est pas là une situation transitoire. Les membres de la commission d’enquête les plus favorables aux trade’s unions reconnaissent que les crimes de Sheffield ne forment que quelques anneaux d’une longue chaîne de méfaits. Ils avouent que les blue books qui contiennent les rapports des comités parlementaires de 1824, 1825, 1838, regorgent (teem) d’histoires aussi lugubres. Il paraîtrait même que les procédés des unionistes se seraient amendés : ils auraient renoncé à l’usage du vitriol pour défigurer ceux qui les gênent. En revanche, ils continuent à pratiquer les incendies ; les faits de Thorncliffe, vieux de deux mois à peine, en sont la preuve. Il est des attentats qui sont plus odieux encore : tel est celui de faire sauter à coups de pouce les yeux de ceux qui entravent l’action des unions, to gouge the eyes out. — L’histoire d’Italie nous apprend que du temps d’Alexandre VI, le duc de Gandia ayant été assassiné et jeté dans le Tibre par son frère César, on procéda à une enquête. Un batelier avait tout vu, et quand on lui demanda pourquoi il n’avait pas fait sa déposition plus tôt, il répondit qu’ayant connu dans sa vie un grand nombre d’aventures pareilles auxquelles personne n’avait fait attention, il n’avait pas cru que la dernière dût produire plus d’impression que les autres. Dans la récente enquête anglaise, il se passa quelque chose d’analogue. Un grand nombre d’ouvriers, interrogés sur des faits d’intimidation dont ils avaient été victimes, refusèrent d’abord de parler, puis déclarèrent qu’ils s’expliqueraient, si on leur donnait les moyens d’émigrer aussitôt après leur déposition. Quand on a réussi à inspirer cette terreur, il n’est besoin que de l’entretenir de loin en loin par quelques rares actes d’oppression. — Il est d’autres pratiques moins criminelles, mais d’un usage plus général : tel est le rattening, qui consiste à dérober à un ouvrier ses outils et à le mettre ainsi dans l’impossibilité de travailler.

Les grandes unions nationales se gardent d’encourager des méfaits aussi éhontés, c’est un mérite que nous leur reconnaissons ; mais entre leur conduite et celle des unions locales il n’y a qu’une différence de forme et de mesure. Leur politique repose aussi sur l’intimidation ; elles y apportent seulement plus de ménagemens en apparence. Un de leurs procédés habituels est de défendre à leurs