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mécanique avait été introduit dans la fabrication, et qu’il n’avait pas été possible aux patrons de changer la base des tarifs de salaires auparavant en usage. On devine si un pareil état de choses facilite les progrès de la production.

Une des prétentions les plus exorbitantes des unions anglaises et assurément la plus universelle de toutes, c’est de fixer et de restreindre le nombre des apprentis. Sur ce point, il n’y a qu’une voix dans les grandes comme dans les petites associations. On doit croire que les ouvriers unionistes ont une conscience particulière ou une conception toute spéciale de notre régime industriel ; c’est avec une parfaite naïveté qu’ils exposent à cet égard leurs revendications sans se douter de ce qu’elles ont de tyrannique et d’injuste. « La limitation du nombre des apprentis, dit l’un d’eux, est toute simple : nous considérons que, comme ouvriers qui avons été élevés dans ce métier et avons passé plusieurs années à l’apprendre, nous avons le droit, dans une certaine mesure, de limiter le nombre des bras précisément à la demande qui peut exister. » C’est prétendre à beaucoup de clairvoyance et d’impartialité. Un autre parle avec moins de détours. « La manière dont nous considérons cette question des apprentis est simplement celle-ci : nous avons appris un métier, et nous voulons qu’il nous permette une vie honorable (respectable living). » Il ne vient même pas à la pensée de cet affilié des unions que beaucoup d’autres personnes dans le monde voudraient, elles aussi, vivre honorablement. Si les ouvriers seuls étaient imbus de ces sophismes, on aurait des regrets, non de l’étonnement ; mais beaucoup de publicistes les accueillent et les propagent. Or qu’arriverait-il si toutes les professions qui tiennent la tête de l’échelle du travail faisaient triompher cette prétention de restreindre le nombre des apprentis ? C’est qu’en dehors d’une certaine classe de privilégiés, tous les ouvriers seraient condamnés à être des manœuvres. En réalité, c’est une petite aristocratie d’artisans qui veut s’attribuer le monopole des métiers lucratifs aux dépens des travailleurs moins fortunés et de la jeune génération. Pour les partisans de ce système, la connaissance et la pratique d’un art manuel est une propriété comme une charge de notaire ou d’avoué. « Nous ne demandons pas, disait un affilié des trade’s unions, que la loi intervienne pour étendre à cette propriété la même protection qu’aux privilèges des avocats, des médecins et des autres professions dites libérales ; nous cherchons à nous l’assurer par la formation des unions. » Il y a dans ces paroles une assimilation choquante : quoi que l’on puisse penser de l’utilité des examens pour l’entrée du barreau ou de la carrière médicale, il est complètement faux de dire que le nombre des avocats ou des médecins soit borné ; ces