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trement que tous les mérites petits et grands de la marquise Branconi, c’est de voir un amant venir ainsi parler d’une autre femme à sa maîtresse. Tout porte à croire que cet excès de lyrisme affecta désagréablement le cœur de Mme de Stein. Il convient aussi de se représenter sous son véritable aspect la société weimarienne d’alors, uniquement préoccupée des choses de l’esprit.

Tout absolutisme en ce monde est funeste, à commencer par celui de l’intelligence. Où le culte de l’imagination règne seul, la raison et la morale ont bientôt fait de perdre leurs droits. Rien ne rappelle le troubadourisme provençal comme cette période intellectuelle et galante jusqu’au raffinement de la société de Weimar. Dans ces belles dames du cercle de la grande-duchesse Louise, on croirait voir revivre les Ermengarde de Narbonne et les Éléonore de Guienne; c’est la cour d’amour en porcelaine de Saxe rococo. « Il est permis de prendre pour quelque temps une autre amante afin d’éprouver la première. — L’époux divorcé peut fort bien devenir l’amant de sa femme mariée à un autre. Le véritable amour ne saurait exister entre époux. » Qu’est-ce que les rapports d’un Goethe avec une Charlotte de Stein, sinon la mise en action la plus ouverte et la plus ingénue de ces préceptes? Aucun ne sera omis, croyez-le bien. On en vient à se demander si le divorce ne serait pas ce qu’il y aurait de mieux, mais on hésite, on recule devant un éclat; la loi du mariage peut bien être offensée, violée aux yeux de tous sans le moindre scandale, mais une séparation qui mettrait ces deux amans en pleine et légitime possession l’un de l’autre pourrait faire du bruit. On continuera donc à vivre sur le même pied. Mme de Stein n’était pas, tant s’en faut, une héroïne de George Sand, une de ces natures qui, lorsque la passion a sonné le boute-selle, partent en guerre à fond de train contre toutes les institutions divines et humaines; c’était plutôt une grande coquette fort éprise de son amour et en même temps fort à cheval sur le dada du qu’en dira-t-on, et pensant, comme Mme Necker, que si un homme (Goethe par exemple) doit savoir braver l’opinion, une femme doit s’y soumettre. Mme de Stein ne voulait rien au-delà de ce que le monde autorise, et le monde de Weimar à cette époque avait, comme on dit, la manche large. D’autre part, si sa conscience eût parlé plus haut que son cœur, elle se serait empressée de rompre avec Goethe; mais Mme de Stein était une Célimène sans héroïsme, elle avait plus de qualités que de vertus. Trop vaine pour renoncer aux hommages d’un adorateur dont les assiduités en la compromettant lui faisaient une sorte de gloire, elle tenait de sa naissance et de son éducation première des principes qui par momens tendaient à prévaloir; elle avait des fluctuations, sinon des remords. Un jour, sur le blanc