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En ces deux ans, Goethe s’était fait de Rome une patrie; lorsqu’il se retrouva dans son coin étroit de Weimar, le mal du pays l’entreprit, il voulait s’échapper, fuir de nouveau vers l’Italie; le travail seul le détourna de ce projet. « Sur ce globe terrestre si mobile, on n’arrive au calme, au bonheur, que par l’amour, la pratique du bien et la science. » L’étude fut donc alors son vrai refuge. La froideur de ses amis l’avait en arrivant déconcerté; venaient maintenant les sarcasmes, les médisances. Il savait que les Acastes et les Clitandres du cercle de Mme de Stein ne le ménageaient pas. Les épigrammes pleuvaient sur l’homme aux rubans verts, dont le tort était peut-être d’avoir grandi trop vite, car, ne l’oublions pas, le Goethe d’aujourd’hui n’avait plus rien de celui d’autrefois. Dans ce voyage en Italie, qui fixe le point de séparation entre sa jeunesse et sa maturité, une révolution venait de s’accomplir; au physique de même qu’au moral, il s’était transformé. À ce moment, Goethe abordait la quarantaine. C’en était fait du brillant et fiévreux damoiseau qu’on avait vu partir naguère. Ce personnage-là désormais appartenait au mythe, l’homme qui revenait se possédait tout entier : Cumes et la sibylle l’avaient instruit; pénétré jusqu’au fond de l’âme de sa vocation, il en portait le geste et la dignité. Il pouvait souffrir encore des caprices d’une femme, des injustes reproches de ses amis; mais, quant à le détourner de sa voie, nulle influence humaine n’y réussirait.

Célimène comprit d’un coup d’œil la situation et s’en émut; les mécontens vinrent se grouper autour d’elle. Pour des griefs, assurément elle en avait, mais de nature à ne point agiter en d’autres circonstances le cœur d’une grande dame si contemplative et si dédaigneuse des plaisirs vulgaires. La vérité de cet antagonisme qui, à partir de cette époque, devait toujours s’accentuer davantage, fut dans l’indépendance reconquise que Goethe, aux premiers momens, laissa paraître sans l’afficher aucunement, mais de l’air d’un homme désormais trop maître de lui-même pour ne pas vouloir l’être aussi de ses maîtresses. Or c’est ce dont à aucun prix on ne voulait; plus l’homme était devenu grand, plus on tenait à régner sur lui. Qui sait si, par un de ces sacrifices illustres auxquels le monde a vu les plus hautes vertus se résigner en désespoir de cause, qui sait si l’on n’eût pas été jusqu’à se départir des réserves qui jadis avaient tant irrité l’amant jaloux de tous ses droits? Mais Goethe, en voyageant, avait changé d’humeur, et c’était assez qu’il revînt précédé de la réputation d’un mauvais sujet pour qu’on offrît au brillant libertin, en pleine possession, ce que le plus sensible et le plus épris des amans n’avait obtenu qu’à la dérobée, et encore... Goethe venait de remplir l’Italie du bruit de ses