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siaste, l’altière baronne traçait de son côté quelques lignes de nature apparemment assez inflammable, puisque Goethe, après les avoir lues et dévorées, n’eut rien de plus pressé que de les présenter à la bougie, afin de les soustraire à tout regard profane et d’en conserver les cendres comme un religieux souvenir.

Soyons discret, car si l’alcôve s’entr’ouvrit, elle se referma soudain, et ce quart d’heure mystérieux, ineffable, nul en dehors des deux amans ne l’entendit sonner. Ajoutons que dans une liaison dont la réserve et le parfait respect des bienséances sociales avaient dès l’origine marqué le caractère platonique, ces délices d’un moment ne pouvaient être chez la femme qu’un oubli suivi d’immédiats regrets et d’un mouvement de retraite qui, en décourageant l’amant passionnément récidiviste, éloigna pour un temps du moins l’adorateur servant. « C’est la vérité, désormais mes sens t’appartiennent à ce point que rien en moi ne pénètre sans te payer des droits. Il semble que dans mes yeux, dans mes oreilles, ta chère main ait posté de mignons esprits qui de tout ce que j’entends et vois réclament pour toi tribut. Adieu donc, toi l’élément de mon existence, le commencement et la fin de mes joies et de mes douleurs; en te possédant, qu’est-ce qui pouvait me manquer? en ne t’ayant pas, que puis-je avoir? »

Goethe, à une certaine période de cette liaison, avait écrit à Mme de Stein qu’elle était « la seule femme dont l’amour l’eût rendu pleinement heureux, la seule qu’il eût jamais aimée sans angoisses, et qui fût capable de voir les choses d’assez haut pour lui souhaiter bonne chance, s’il lui arrivait d’en aimer une autre davantage. » Goethe, lorsqu’il parlait ainsi, s’abusait; c’était le poète qui s’avançait, et non l’homme. J’ai cité cette superbe création d’Iphigénie, pour laquelle trois personnes, également recommandables à divers titres, ont posé : la tragédienne Corona Schroeter, Mme de Stein et la grande-duchesse Louise, femme de Charles-Auguste de Saxe-Weimar, le maître de Goethe et son ami. Corona Schroeter, la plastique et belle jeune fille, fut ce mannequin sur lequel les peintres essaient des costumes : on fit jouer harmonieusement sur ses épaules les plis de la draperie grecque; mais Mme de Stein, la princesse Louise, furent les vrais modèles, « car ces deux femmes étaient la gloire de leur sexe, et tout leur effort tendait vers le beau moral. Elles ne disaient pas comme le proverbe : ce qui plaît est permis, elles disaient : Cela seul est permis qui répond aux convenances. » C’est contre cette dévotion, peccable peut-être comme toutes les dévotions de la terre, mais profondément enracinée au cœur de la grande dame weimarienne, c’est contre ce culte invétéré des convenances que vint échouer la passion de Goethe. Non content du sacrifice ob-