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drait un pays possédé par une église soumise au pouvoir absolu d’un chef infaillible qui transforme en dogme la condamnation de toutes les libertés? La France ne peut donc, comme l’Amérique, accorder la personnification aux sociétés d’enseignement sous peine de devenir un état bien plus théocratique encore que ne l’était l’Espagne sous Philippe II. Voilà ce qu’il faut dire nettement et bien faire comprendre à tous. Au reste les universités libres se soutiennent et prospèrent en Belgique sans jouir de ce privilège. Il en serait de même en France; ainsi nulle difficulté en ce point, elle ne s’élèvera qu’au moment où on essaiera de séparer radicalement l’église de l’état.

En résumé, si l’on veut loyalement, sincèrement la liberté de l’enseignement, la loi ne devrait contenir que deux articles. Le premier proclamerait la liberté sans restriction d’aucune sorte, sauf répression des délits prévus par le code pénal. Le second imposerait à ceux qui voudraient exercer certaines professions l’obligation de subir un examen de nature à prouver qu’ils peuvent le faire sans danger pour leurs cliens. Du silence de la loi résulterait que la personnification des facultés est écartée, mais qu’elles pourraient conférer tous les grades scientifiques auxquels aucun privilège légal ne serait attaché. D’un autre côté, l’état devrait réorganiser complètement et fortifier singulièrement tout l’enseignement supérieur officiel. Il faudrait remplacer l’université par des universités, c’est-à-dire, au lieu de ce vaste mécanisme administratif, — création artificielle d’un homme de guerre, — ressusciter et doter généreusement ces républiques scientifiques, organismes vivans et autonomes, que le besoin de s’instruire avait fait naître en France comme dans toute l’Europe, et qui, conservées, agrandies, réformées au-delà du Rhin, y produisent de si merveilleux fruits. La concurrence forcera l’état à entrer dans cette voie. Des universités catholiques s’établiront, elles auront beaucoup d’argent et beaucoup d’élèves; elles rétribueront leurs professeurs bien mieux que l’état. La réunion des différentes branches de l’enseignement formera un centre scientifique où élèves et professeurs vivront dans une atmosphère intellectuelle qui fera profiter chacun des lumières de tous, et elles ne tarderont pas à écraser complètement les facultés isolées. Si l’état comprend et sait remplir le devoir que cette concurrence lui impose, la liberté rendra la vie au haut enseignement et lui fera produire les plus heureux résultats pour le progrès des sciences; mais, si l’état maintient le système actuel, l’épiscopat saura conquérir un monopole de fait, et, comme il n’est point probable que la France se laisse ramener au moyen âge sans résister, la liberté n’aura fait que multiplier les semences de discorde et de guerre civile.


EMILE DE LAVELEYE.