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Pour la première fois depuis vingt ans, je parlai avec une plénitude de cœur et un abandon qui me surprirent moi-même quand j’y repensai. Je vis que j’intéressais les personnes présentes; cela me mit en verve et me fit exprimer sous la forme la plus inattendue et la plus heureuse des idées qui me venaient tout à coup et auxquelles je n’avais jamais songé.

Lorsque je sortis de chez M. le conseiller, je pris par le plus long, c’est-à-dire par les remparts, pour rentrer chez moi. Je me sentais absolument transformé. Pour la première fois, je compris qu’il s’était creusé un abîme entre le passé et le présent. En ce moment, je ne songeais plus à analyser mes sensations, ni à suivre un programme, ni à faire le chimiste; je jouissais par le cœur de la sympathie que j’inspirais et de celle que je ressentais.

Et ce n’est pas seulement le cœur qui s’épanouissait après une contrainte morose de tant d’années, c’est l’esprit qui s’ouvrait à des idées nouvelles, et par-delà les horizons connus entrevoyait des horizons nouveaux. — Je suis heureux ! je suis heureux ! murmurais-je à demi-voix en marchant d’un pas léger sur les gazons des remparts, les yeux perdus dans l’horizon fantastique que la lune argentait de sa lumière tranquille.

Quel charme magique que celui de la sympathie! Quelle merveille que l’attrait mystérieux d’une âme pour une autre âme! Il suffit d’une personne distinguée qui vous écoute avec sympathie pour tirer de votre âme des accens inconnus, pour en faire jaillir des pensées qu’elle ne croyait pas receler. Je reprenais une à une les choses que j’avais dites chez M. le conseiller, et il me semblait que toutes ces pensées fussent venues d’une source où je n’avais jamais puisé de ma vie. C’est alors (il m’en souvient comme si j’y étais encore) que tout à coup, entre le deuxième et le troisième ormeau à partir de la porte Karolus-Magnus, j’eus comme la révélation et l’inspiration de mon livre De la Sympathie. J’ai depuis approfondi et développé le sujet, mais je n’ai rien changé d’essentiel au plan que je jetai sur le papier avec une précipitation fiévreuse en rentrant chez moi.

J’étais si heureux et si troublé que je ne pouvais parvenir à m’endormir. Dans l’engourdissement d’un demi-sommeil, mon imagination, prenant sa volée, se jouait au milieu des idées et des sentimens qui m’avaient possédé toute cette soirée, et en composait les rêves les plus bizarres. J’en vins à me figurer que mon livre De la Sympathie venait de paraître, et qu’il obtenait le plus brillant succès. Alors un de ces terribles savans, comme notre Allemagne en produit tant, analysait devant un public fantastique la vie et les idées de l’auteur. Il se demandait si ce n’était pas un bonheur pour cet