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et il était venu à tout hasard me demander une lettre de recommandation. La lettre fut écrite séance tenante, et fit si bon effet que mon nouvel ami fut installé dès le surlendemain dans ses fonctions, et partit pour Milan, où le prince avait un haut emploi.

L’aventure cependant fit du bruit. Songez donc, un étudiant avait été vu au bras du docteur Würtz, puis il avait mystérieusement disparu! Ce furent bien d’autres exclamations quand on apprit que ce même étudiant avait dîné en tête-à-tête avec le monstre !

Alors parut, dans une petite Gazette manuscrite que les étudians rédigeaient et s’amusaient à faire circuler, une facétie, imitée de ces articles de journaux français que nos voisins d’outre-Rhin appellent « articles à sensation. » Sous ce titre : Déplorable aventure d’un étudiant dévoré par un ours, — horribles détails, l’auteur racontait que l’infortuné Heilig, attiré traîtreusement jusque dans sa caverne par un ours déguisé en homme, avait été mystérieusement dévoré. On n’avait retrouvé que la petite casquette, la pipe de porcelaine et les grandes bottes dont on donnait le portrait authentique. Cette boutade fit rire toute l’université à mes dépens. Un peu plus tard, lorsque j’en eus connaissance, elle m’amusa beaucoup; c’était bon signe, et je fus content de moi.

Comme je craignais fort les rechutes, je pris la résolution de ne rien négliger de tout ce qui pourrait m’en préserver. Je crus prudent de prendre toutes mes précautions, comme un chimiste qui s’assure avec le plus grand scrupule que rien ne fera manquer ses expériences.

Par exemple, je résolus de ne négliger à l’avenir aucune des formules et des habitudes de politesse que j’avais tenues jusque-là en souverain mépris. Je voulais que ce fussent pour moi des signes extérieurs, des symboles destinés à me rappeler à toute heure et en toute circonstance les résolutions que j’avais prises. Quand un groupe d’étudians me saluait, je n’affectais plus de regarder les affiches de spectacle ou de vente pour éviter de rendre le salut. Quand je rencontrais un de mes collègues, au lieu de l’éviter, je le saluais le premier, autant que possible; je devins respectueux pour les vieillards et les personnes en dignité, et courtois pour les dames.

Cela me fit dans le commencement un effet si singulier que je fus plusieurs fois sur le point de renoncer à ce qui me paraissait souvent une inutile et fatigante comédie; mais, comme cela entrait dans mon système, je ne me décourageai pas malgré les plaisanteries qui pleuvaient de toutes parts. Les étudians s’échelonnaient sur ma route pour me forcer de saluer vingt fois en vingt pas, et je les entendais pouffer de rire lorsque j’avais le dos tourné. Je me sentis bien souvent rougir de colère, et j’eus souvent aussi la ten-