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remarque avec raison qu’un vieux navigateur qui a fait naufrage peut être néanmoins un bon pilote. Puis il édite plusieurs gros ouvrages de sorcellerie : une histoire politique du diable dans les temps anciens et modernes, un traité de la magie noire, un essai sur les apparitions, le tout entremêlé de réflexions religieuses et de vives descriptions dont les lecteurs de Robinson Crusoé se feront sans peine une idée. Enfin le poids des années vint lui commander le repos. Son bon sens était encore entier, son esprit était encore piquant, son imagination vive et pétillante; mais le corps, épuisé par deux maladies, la goutte et la pierre, ne lui laissait plus la liberté du travail. Il mourut le 26 avril 1731, en la soixante-onzième année de son âge.

Il est assez embarrassant de passer condamnation sur la carrière d’un écrivain dont la vie est mal connue. Il n’y a guère de doute que Daniel Defoe ait joué un rôle mensonger à l’égard du parti tory pendant les premières années du roi George. On se surprend aussi à penser que la prodigieuse fécondité dont quelques biographes lui font honneur n’est que le produit d’un brocantage littéraire dont de pauvres collaborateurs inconnus étaient les victimes, quoique, à vrai dire, il n’y en ait pas de preuves directes. A cela près, l’auteur de Robinson Crusoé, pamphlétaire en vogue, fondateur de la presse périodique, restera l’un des écrivains les plus marquans de l’Angleterre au XVIIIe siècle. Il a manqué à ce gladiateur d’esprit d’avoir le sens droit ou tout au moins la mesure. Ses œuvres si variées, depuis le pamphlet aux vertes allures jusqu’aux gros traités pleins de recherches minutieuses, se ressentent de l’inconstance d’une vie dont le travail, autant que l’agitation, a élargi le cercle; mais si l’on se reporte au temps où Defoe existait, on aura peut-être un peu d’indulgence pour des défauts que partageaient tous les hommes de la même époque ; on oubliera la versatilité de ses opinions pour ne plus songer qu’à la merveilleuse industrie de sa plume. On lui tiendra compte de ces innombrables écrits, poésies et satires, pamphlets et thèses religieuses, voyages et romans, livres populaires et dissertations savantes, où l’idée morale se dégage toujours à certain moment, et, loin de réformer le jugement favorable qui lui est acquis, on continuera d’éprouver une vive sympathie pour l’immortel auteur de Robinson Crusoé.


H. BLERZY.