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tie, cependant la direction et la rédaction sont si bien de moi, que les morsures de cette feuille malfaisante sont devenues tout à fait inoffensives; cependant le style est resté tory afin que ce parti en fût amusé et qu’il n’eût pas l’idée de se créer un autre organe, ce qui aurait mis le projet à néant. » Il se trouve bien à plaindre d’avoir à faire un si vilain métier. « Je vis au milieu de papistes, de jacobites et de tories enragés, gens que mon âme abhorre; je suis obligé d’entendre des expressions haineuses et des mots outrageans pour sa majesté, pour le gouvernement et pour leurs plus fidèles serviteurs, et il faut sourire à tout cela, comme si j’approuvais. Je suis forcé de prendre chez moi tous les méchans écrits qui surviennent, comme si j’avais l’intention d’en extraire des matériaux. Souvent il m’arrive de laisser passer des choses un peu choquantes afin de ne pas me rendre suspect. »

Ce fidèle serviteur, qui avait à cœur de prouver son dévoûment par des actions plutôt que par des paroles, s’était réservé, par un reste de scrupule, la latitude de ne pas écrire un mot qui fût en opposition avec sa conscience ou avec les principes qu’il avait professés toute sa vie. M. Lee estime que cet engagement équivoque dura dix années environ, jusqu’en 1726, époque à laquelle la maison de Hanovre se vit assez consolidée pour ne plus craindre les prétentions rivales de l’ancienne dynastie. — Avec la complaisance d’un biographe, M. Lee loue son héros d’avoir ainsi contribué à établir dans la Grande-Bretagne un régime durable; il dit qu’à l’exclusion des autres écrivains politiques éminens, Swift, Arbuthnot, Prior, qui avaient appuyé comme lui le dernier ministère de la reine Anne, Defoe continua de défendre sous George Ier les vrais intérêts de sa patrie. Il appartient à chacun de juger avec sa conscience si ces éloges sont mérités, s’il est permis d’être utile à son pays par ces voies détournées.

La première punition de cette conduite singulière fut que Defoe n’osa plus, à partir de ce jour, signer de son nom ce qu’il écrivait. Jusqu’en 1700, les opuscules qu’il publiait étaient restés anonymes; tout au plus s’était-il permis d’apposer ses initiales au bas d’une préface ou d’une dédicace. Il était inconnu; son nom était sans valeur. L’apparition du pamphlet the True born Englishman fit époque dans sa vie. Citée dans la chaire et à la tribune, vendue par milliers d’exemplaires dans les rues, cette satire valut à l’ingénieux écrivain la faveur publique. Ses pamphlets subséquens et même les collections de ses œuvres se produisirent comme venant de l’auteur du True born Englishman. Il associa longtemps à son nom ce titre dont il était fier. Un peu plus tard, la popularité qu’obtint la Revue lui suggéra un autre nom de guerre : il publia diverses bro-