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teur en fit lui-même neuf réimpressions dans les premiers mois de la publication ; mais, à côté de ces éditions authentiques, qui se vendaient à raison d’un shilling l’exemplaire, des imprimeurs sans scrupule en faisaient de nombreuses contrefaçons. On en débita 80,000 exemplaires dans les rues à six pence, à deux pence et même à un penny. Depuis le roi jusqu’au plus humble artisan, tout le monde voulut le lire. Il fut bientôt connu que Defoe était l’auteur de cette satire, qui lui assura tout de suite une brillante réputation, et le mit, ce qui était plus profitable, en relations bienveillantes avec le souverain régnant.

Il semble que Defoe, encouragé par ce grand succès, se soit senti dès lors en veine de devenir un écrivain populaire, car la collection de ses opuscules s’accroît rapidement; mais il n’y avait pas que de l’agrément à recueillir dans cette profession, et notre auteur, emporté par la fougue de ses convictions, dépassait souvent la juste mesure. Un premier incident l’avertit qu’il y a parfois péril à se montrer trop ardent. La chambre des communes, menée par quelques factieux, tenait en échec le roi et la chambre des lords, que la nation appuyait avec énergie. L’Angleterre ignorait encore que les difficultés de ce genre se résolvent par le libre jeu d’institutions parlementaires ; elle n’avait pas eu le temps de s’y habituer. Le parti de la cour voulait soutenir les ennemis de Louis XIV; les communes s’opposaient à la guerre. Une pétition, signée de noms considérables, vint supplier la chambre de fournir au gouvernement des subsides suffisans pour sauvegarder les intérêts du royaume et appuyer les alliés de l’Angleterre; la chambre fit mettre en prison cinq des pétitionnaires. Là-dessus, Defoe adresse aux communes un pamphlet dont la conclusion se résume en ces phrases énergiques : « On espère, messieurs, que vous réfléchirez aux devoirs que vous avez à accomplir. Que si vous continuez à les négliger, soyez certains d’éprouver le ressentiment de la nation que vous injuriez, car les Anglais ne seront pas plus à l’avenir les esclaves d’un parlement que d’un roi. Notre nom est légion, et nous sommes nombreux. » Les communes n’eussent pas supporté sans doute cette revendication hautaine des droits du suffrage populaire, si elle ne se fût produite sous le voile prudent de l’anonyme. Au reste, les événemens donnèrent un autre cours au sentiment public. Jacques II étant mort le 16 septembre 1701, le roi de France et, à son exemple, le pape, le duc de Savoie et le roi d’Espagne proclamèrent roi d’Angleterre le fils du souverain défunt. Il n’y eut pas un bon Anglais qui ne s’indignât de ce que des étrangers eussent la prétention d’imposer un maître à la nation, le ton de la presse légère se ressentit de ce mouvement, les discordes intestines s’apaisèrent. Le parlement fut dis-