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demeure retiré derrière ces remparts. Deux canons constamment chargés sont braqués aux portes de la salle d’audience; personne ne l’approche, hors ses fidèles, et très peu de gens connaissent sa figure. On appelle les suspects un à un dans cet antre, et ils en sortent rarement vivans. Des chrétiens mêlés à la foule, en voyant passer le père Leguilcher qui se rendait à l’audience, ont éclaté en sanglots, bien convaincus qu’il allait à la mort. Il en avait été autrement, comme on vient de le voir. Après le récit du missionnaire, il fallait non-seulement renoncer à l’espoir de revoir le Mékong, mais même à visiter la ville, et demeurer exactement enfermés dans notre logis jusqu’au lendemain. Nous chargeons nos armes, tout est à craindre de la part d’un homme aussi effrayé que le sultan. Nous sommes autorisés, après l’inexplicable changement qui s’est déjà produit une fois dans ses dispositions, à redouter chez ce tyran fantasque un revirement nouveau qui aggraverait encore notre situation. Nous étions en effet absolument à sa merci, et, bien que résolus à nous défendre, il était impossible d’entretenir aucune illusion sur le résultat de la lutte, si celle-ci venait à s’engager. Le soir, notre maison tout entière, à l’exception du réduit où nous étions entassés, fut envahie par des soldats. Nos propres sentinelles durent alors se replier jusque dans notre chambre, et, sous le coup d’une anxiété qu’on trouvera naturelle, nous passâmes la nuit dans l’attente de quelque grave événement, observant les soldats, qui de leur côté surveillaient tous nos mouvemens. Aux premières lueurs de l’aube, nos geôliers descendirent dans la cour; ils n’opposèrent aucune résistance à notre départ, mais se mirent en devoir de nous escorter, armés jusqu’aux dents. Tout alla bien jusqu’à la forteresse qui donne accès dans la plaine. Le mandarin préposé à notre garde nous donna l’ordre de nous arrêter là, et s’éloigna rapidement. Craignant qu’il ne fût allé s’entendre avec le commandant de cette petite place, où nous pouvions soupçonner que l’on voulait nous enfermer pour se défaire de nous, nous rassemblâmes nos porteurs de bagage, et, les poussant devant nos chevaux, nous franchîmes au grand galop, malgré les réclamations des soldats intimidés et la consigne de leur chef, toutes les fortifications, très mal gardées d’ailleurs, qui barraient notre chemin ; une fois sortis de ce périlleux passage, nous avions devant nous l’espace, et nous ne manquâmes pas d’en profiter.

A dix heures du soir, comme nous avions pris position, pour y passer la nuit, dans une maison déserte et facile à défendre, un certain nombre de soldats demandèrent pacifiquement à être introduits. Ils venaient informer le père Leguilcher que le commandant du fort, celui-là même dont nous avions reçu trois jours auparavant un si bon accueil, l’invitait à se présenter chez lui sur-le-champ.