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téger, et des monceaux de briques marquent seuls l’emplacement qu’ils occupaient. Le soir venu, nous trouvons à grand’peine une maison debout, triste résidence, obscure et inhabitée. Nous plaçons nos chevaux dans la cour intérieure et nous nous couchons près d’eux sur les dalles, en redoublant de vigilance. Non loin de nous en effet, dans la montagne, habitent des sauvages nommés Chasu, qui dans tous les temps ont exploité les voyageurs. Les paysans leur paient un tribut annuel appelé en chinois la rente des voleurs, moyennant quoi ils sont assurés d’être remboursés de la moitié de la valeur de ce qui pourra leur être enlevé. Le cultivateur ne perd pas tout, il reste encore aux brigands un bénéfice honnête, et tout le monde est satisfait : singulière convention tacite, sorte de camorra respectée par le gouvernement et acceptée de tous comme une servitude naturelle pesant sur un certain rayon.

Le lendemain, notre route nous conduit à travers une série d’ondulations basses dans une vallée étroite et longue que la grande chaîne des monts Tien-song semble de loin fermer hermétiquement. Ceux-ci s’éloignent et se détachent à mesure que nous avançons. Nous apercevons enfin en face de nous dans tout leur magnifique développement les montagnes de Tali, dont le pied baigne dans un lac admirable, tandis que la tête, couronnée de neige, se perd dans les nuages. Sous nos yeux se déroule un immense tapis de verdure au milieu duquel des groupas de maisons en terre rouge, avec leurs toits en tuiles et leurs pignons blanchis, se détachent au soleil. Autour de nous, tout est couleur, lumière, limpidité. Fussions-nous contraints de nous arrêter là que nous ne regretterions pas nos longues marches, nos inquiétudes et nos fatigues. Après un premier élan d’admiration, la critique reprend ses droits. Si ce paysage n’est pas l’un des plus magnifiques qu’il soit possible de rêver, la faute en est aux Chinois, qui n’ont pas laissé subsister un arbre, ni sur les grandes montagnes, ni sur les monticules désolés qu’orneraient si bien de beaux ombrages. En revanche, la culture maraîchère est admirablement entendue, et nous reconnaissons, en approchant, des fèves, des choux et des légumes vulgaires; les rizières occupent aussi de vastes espaces. La population agricole qui vit autour du lac est une population indigène qui appartient en grande partie à la race des Minkias. D’ailleurs, sur les cinq cents villages qui existaient dans cette grande plaine avant la guerre, on n’en compte pas aujourd’hui plus de deux cent cinquante, et un seul sur ce nombre est exclusivement peuplé de Chinois.

Nous passons sur une longue chaussée à laquelle on travaille. C’est la première fois depuis mon entrée dans le Yunan que je vois construire ou réparer une route. Cette chaussée conduit à une forteresse dont les murailles, appuyées d’un côté à la montagne et prolongées