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les plus élevés portent au front. Ces crêtes, où se développe une végétation toute spéciale, sont le dernier asile de certaines tribus sauvages qui ne se rencontrent plus dans les plaines. Vêtus d’un manteau de feutre raide et à plis réguliers, la tête couverte d’un haut bonnet en hélice, ces derniers représentans d’une race opprimée nous regardent passer, immobiles, accroupis au milieu des rhododendrons et de pins rabougris. Ils bâtissent leurs pauvres villages dans les plis du terrain et cultivent les pentes ; mais la moisson manque souvent sur ces versans abrupts, entraînée par la pluie au fond de l’abîme avec la terre qui la portait. Après avoir vaincu ces malheureux, les Chinois les insultent ; d’odieuses peintures couvrant les écrans des pagodes représentent un de ces beaux sauvages en costume national, enchaîné et sans armes, essuyant les outrages d’un groupe de soldats chinois : vengeance bien digne du peuple lâche qui s’y complaît !

Nos porteurs de bagage, venus de Tong-tchouan à Manko comme corvéables, mais loués depuis ce dernier point, sont encore gais et agiles malgré ces horribles montées, qui ont mis sur les dents nos chevaux et nous-mêmes. Ils ont le pied d’une étonnante sûreté, et, bien que chargés lourdement, ils ne chancellent jamais, même dans ces chemins à pic dont le dallage, à tout instant interrompu, forme une longue succession d’escaliers et de fondrières. La plupart des auberges étaient des antres nauséabonds encombrés de voyageurs. Dans l’une d’elles, la chambre d’honneur, où il fallait allumer de la lumière en plein midi, n’avait d’ouverture que sur l’écurie, appentis étroit qui servait à la fois de porcherie et de lieu d’aisances. Au village de Tchang-tchou, nous avons été plus heureux, et nous nous sommes installés avec joie dans des chambres qui donnaient sur une galerie élevée au-dessus d’une cour intérieure. Les misères, les rudes fatigues du jour sont bien vite oubliées le soir, lorsqu’on a retrouvé bon souper et bon gîte ; quant au reste, en vérité nous n’y songions guère. À Tchang-tchou cependant, où nous arrivons transis après une longue marche sous la neige, nous essayons de faire un punch avec la mauvaise eau-de-vie du pays. La flamme s’élève, se balance, livrée au caprice du vent qui pénètre par les cloisons mal jointes ; chacun se laisse aller aux souvenirs que rappellent ces feux légers aux teintes mobiles qui ont jeté sur tant de scènes de jeunesse le même éclat éphémère ; mais la réalité chassa le rêve lorsque le moment fut venu de déguster ce breuvage exécrable, qui ne blessait pas moins l’odorat que le goût. Les curieux, voyant à travers le papier déchiré qui garnissait nos fenêtres, au milieu d’une chambre où toute autre lumière était éteinte, un homme à barbe longue et rousse agiter un feu fantastique qui semblait courir sur la table, nous prirent pour des sorciers en train de composer un philtre, et