Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/653

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

justice envers le Danemark en réglant avec lui la question du Slesvig, entreprendre courageusement la réforme de la constitution fédérale, remanier ses lois, et, pour commencer, soumettre ses tribunaux militaires au régime de la publicité, cette sauvegarde de la justice[1], les sentimens des peuples et des gouvernemens ne tarderaient pas à changer. La question allemande prendrait une face nouvelle, et les nouvelles questions demandent de nouvelles solutions.

C’est un long chapitre que celui des futurs contingens. Puisse l’Europe les attendre en paix, c’est-à-dire dans le statu quo ! Aujourd’hui la Prusse est un homme, et l’on sait que cet homme a de bonnes raisons pour être pacifique; mais on sait aussi que, son parti fùt-il pris là-dessus, il devrait se garder le secret, et qu’à ceux qui lui demandent ou la liberté ou l’Allemagne, il ne peut répondre : « Vous n’aurez ni l’une ni l’autre. » Quelques-uns de ses ennemis se plaisent à dire que son sac est vide, qu’il a osé tout ce qu’il est capable d’oser. Propos imprudens et légers ! M. de Bismarck se plaignait récemment au Reichstag que les hommes de ce siècle sont prompts à censurer autrui, mais qu’ils craignent d’agir et d’avoir des comptes à rendre, que la peur des responsabilités est la grande maladie de notre époque de critique et d’impuissance. A coup sûr, c’est une contagion qu’il n’a pas subie. Il est peu d’hommes dans l’histoire qui aient tant pris sur eux, qui aient consenti à répondre de tant de choses devant leurs contemporains et devant la postérité; mais ses audaces ont pour contre-poids une merveilleuse intelligence politique. Il voit clair dans les situations, il sait tout ce qu’elles permettent, et l’événement a justifié ses apparentes témérités. On lui peut appliquer le mot de Polonius : il a de la méthode dans sa folie. Sadowa en fait foi. Au XVIIe siècle, les Turcs étaient de grands maîtres en diplomatie, et le chevalier Quirini, baile de Venise à Constantinople, les admirait fort. Il avait remarqué que leur politique n’était point renfermée en des maximes et des règles, qu’elle consistait toute dans le bon sens, que cette politique, qui n’avait ni principes ni théories, était comme inaccessible, — et il avouait de bonne foi « que la conduite du vizir Achmed-Pacha était un abîme pour lui. » — Ce grand-vizir, ajoute Chardin, qui nous a rapporté ce jugement, avait un esprit étendu, pénétrant, ouvert; il

  1. Dans le courant de l’été 1869, un lieutenant de l’armée prussienne s’est pris de paroles pour un motif futile avec un employé de chemin de fer et l’a tué raide d’un coup d’épée. Il a été jugé secrètement par un tribunal militaire, la sentence a été secrètement révisée ou confirmée par le roi. On sait que le condamné doit passer quelques mois ou quelques années dans une forteresse; mais on ne sait comment le tribunal a qualifié son action, ni ce que porte l’arrêt, ni à quoi se monte la peine. Le docteur Gneist a-t-il tort de prétendre que l’armée forme en Prusse un état dans l’état?