Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/638

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Fonder dans le nord de l’Allemagne une grande puissance européenne, en reculer les limites aussi loin qu’on pouvait porter ses désirs et ses bras, prendre au midi tout ce qui était prenable pour assurer fortement ses derrières et pour réduire la partie de l’empire qu’on abandonnait à la domination de l’Autriche, d’autre part conquérir de proche en proche tout le littoral de la Baltique et pousser de toutes ses forces vers la Mer du Nord, parce que la mer c’est le chemin du monde et qu’il n’est point de grande puissance sans marine, voilà ce que les Hohenzollern ont voulu faire, voilà ce qu’ils ont fait. La conquête de la Silésie et le partage de la Pologne avaient donné à la Prusse, du côté de l’orient, une ferme assiette et la consistance territoriale; à l’occident, elle était encore loin de compte, elle avait trop d’enclaves, trop de voisins, et des voisins assez puissans pour lui créer de sérieux dangers. Elle avisa, et tous les moyens lui furent bons. Après s’être détachée de la coalition, en 1795, par le traité de Bâle et avoir laissé l’Allemagne poursuivre seule le procès commun, elle cultiva la bienveillance de la république française et de son héritier, évitant toutefois de s’engager, prête à s’arranger avec qui lui offrirait davantage. A la veille d’Austerlitz, Frédéric-Guillaume III était sur le point de s’allier à la Russie et à l’Autriche contre la France; le lendemain, il traitait avec Napoléon et acceptait de lui le Hanovre, inappréciable présent. A la vérité il l’acceptait en pleurant; mais on n’a jamais su s’il pleurait d’être obligé de le prendre ou du dépit de n’avoir pu obtenir en outre les villes hanséatiques. Les temps n’étaient pas encore mûrs, la Prusse perdit le Hanovre à peine acquis; elle vit s’évanouir aussi le rêve un instant caressé de réunir l’Allemagne du nord dans une confédération placée sous son protectorat. Son étoile ne l’abandonna pas longtemps. Les traités de Vienne lui rendirent tout le patrimoine du grand Frédéric, lui donnèrent plus de la moitié du royaume de Saxe, la portion de la Poméranie qui restait encore aux mains des Suédois et tout ce qui lui manquait pour posséder en leur entier la Westphalie et la province du Rhin. En 1866, la Prusse a consommé son travail séculaire, grâce à la neutralité bienveillante de la France. Ce qui fermentait sourdement dans la tête de ses électeurs et de ses rois, ce qu’ils osaient à peine entrevoir dans leurs plus audacieuses rêveries s’est accompli. S’appropriant les états qu’il lui importait le plus de posséder et faisant reconnaître à tous les autres sa suzeraineté, du Memel jusqu’au Rhin, la Prusse est maîtresse chez elle. La cinquième grande puissance s’est débarrassée de tout ce qui pouvait gêner ses mouvemens, elle possède des ports dans la Baltique et dans la Mer du Nord, désormais elle a les mains libres et une autorité égale à ses prétentions. Depuis Sadowa, la Prusse est faite.