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ce qui lui manquait. Il s’était créé la ressource de quelques émotions nouvelles; qu’était-ce auprès du vide qu’il y avait à combler? Je n’ai vraiment connu qu’une chose qui chaque jour et souvent pendant de longues heures se soit emparée de lui et l’ait complètement absorbé sans lui laisser le moindre sentiment du cercle étroit où il était réduit, je veux parler de la lecture. Sa faculté de lire était puissante; aussi prompt de regard que d’esprit, il parcourait les pages, et du même coup se les assimilait. Si vous l’interrogiez lorsqu’il fermait le livre, vous en saviez bientôt le contenu; d’un mot il vous disait l’ensemble et ne tarissait plus sur les détails. Cette passion ne lui était pas venue seulement avec le loisir : même au temps de ses plus grands labeurs, non-seulement il trouvait moyen d’avoir lu, toujours avant tout le monde, et les journaux et les revues et les ouvrages les plus récens, mais chaque fois qu’il pouvait prendre quelques jours de liberté destinés par exemple à la chasse, son exercice favori, il lui fallait encore donner le reste de son temps à quelque livre de longue haleine où il se plongeait tout entier. Ainsi, même à la fin de 1847, presque à la veille de la catastrophe, au plus fort de ses préoccupations, en m’écrivant de Rambouillet une lettre pleine de pressentimens, et me disant comment lui, « d’ordinaire si optimiste, il voyait en ce moment les choses comme à travers ces verres de couleur qui montrent la campagne sombre et menacée d’orages, » il ajoutait : « Je lis beaucoup pour me distraire un peu. Je suis en ce moment dans le théâtre des Grecs; je le relis tout entier. Que c’est admirable! et au point de vue où nous sommes maintenant que de surprises et de découvertes! Le bon sens d’Aristophane en politique, même lorsque je suis seul, me fait rire tout haut malgré moi. » Si dans de tels momens il se donnait de tels ébats, que fut-ce donc lorsqu’il fallut remplir le temps et que le délassement devint régime nécessaire ! — Je n’ai connu que chez le duc de Broglie une aussi grande puissance de lecture. — Il s’imposait des tâches, formait d’immenses entreprises, par exemple toute une étude des Lettres de Cicéron et de la politique de son temps. Commentaires, scolies, fragmens contemporains, rien n’échappait à sa curiosité. Au bout de quelques mois, il en avait la tête pleine, et des yeux de l’esprit voyait comme en relief, sous un rayon de lumière intense, les derniers temps de la république, le césarisme à sa naissance, les suprêmes efforts des pompéiens et du patriciat; il vivait au milieu de ce monde, émerveillé des ressemblances que l’analogie des situations lui révélait à chaque pas entre ces temps et le nôtre, et trouvant pour exprimer de continuels rapprochemens les plus pittoresques paroles. Aussi, longtemps avant que M. Gaston Boissier eût mis au jour ses piquantes peintures de cette même époque, j’en avais eu en quelque sorte la primeur dans