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genre d’occupation ne pouvait jamais être qu’un accessoire dans sa vie. Il s’attacha pourtant et prit un goût sérieux à l’amélioration d’un grand et beau domaine où chaque année, grâce au charme du climat, il menait jusqu’à l’arrière-saison la vie la plus active et la plus hospitalière. L’idée lui était venue d’appliquer en Médoc, à cette culture de la vigne déjà si riche et si perfectionnée, certains procédés d’assainissement du sol dont l’Angleterre pour ses céréales et ses herbages commençait à sentir les excellens effets. Novateur avec prudence et perspicacité en agriculture comme en économie politique, il obtint de tels résultats que son exemple eut bientôt d’innombrables imitateurs. À le voir diriger ces travaux avec tant d’amour et d’entrain, tant de méthode et de vigilance, puis introduire dans le mécanisme financier de cette grande exploitation les notions les plus perfectionnées de la comptabilité publique, jamais on n’aurait cru que quelque chose lui manquât, qu’il ne fût pas là tout entier. On oubliait cette-lacune, ce mal caché que rien ne trahissait, et lui-même, je le crois, dans ce lieu de prédilection, au moins par intervalle, il l’oubliait aussi ; mais rentré à la ville, sur le théâtre de la politique, d’une politique éteinte, monotone, à huis clos, ses souvenirs se réveillaient et par contraste redoublaient sa tristesse. Il ne pouvait se consoler bien moins de son propre sort que de l’état somnolent du pays et de l’étrange et insolent triomphe d’un pouvoir sans frein, sans contrôle, disposant des trésors et du sang de la France comme de son patrimoine, la lançant par caprice dans de désastreuses folies, et s’assurant l’impunité par le silence d’une presse déchue de toute liberté, si ce n’est de celle de diffamer les gens, de troubler la paix des foyers, et d’insulter par ordre les institutions libérales et leurs plus illustres défenseurs. Devant cet humiliant spectacle que pendant plus de quinze ans nous avons enduré et qu’il y a quelques mois nous subissions encore, on comprend ce que devait souffrir celui qui avait rêvé et préparé pour son pays des destinées si différentes, et quel dégoût venait aggraver en lui le poids déjà si lourd de son inaction.

Mais ces souffrances, il ne les montrait pas et se les cachait presqu’à lui-même. Il fallait pour les découvrir un œil intime et exercé ; rien dans sa vie ne les laissait voir. Il portait au contraire dans le monde, près des nombreuses relations qui lui étaient restées fidèles, l’humeur la plus égale, l’esprit le plus alerte, le plus facile à s’animer et à prendre intérêt aux moindres incidens du jour. Depuis sa rentrée en France, il avait ouvert sa maison comme s’il eût continué d’être ministre et ne négligeait rien pour la rendre encore plus agréable. Aussi l’affluence était grande. Deux courans différens de la société parisienne, inconnus jusque-là l’un à l’autre, se rencontraient chez lui sans y jeter ni froideur ni contrainte, et sans trop s’obser-