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laissant tout faire et tout conduire, au moins en apparence, par la gauche et par le centre gauche, de peur en se montrant d’épouvanter la bourgeoisie, se démasquèrent aussitôt. Avec un rare instinct de la situation, ils comprirent qu’il y avait interrègne, interruption forcée de tout commandement, que l’occasion était unique, à la seule condition d’aller vite, de ne pas laisser au bon sens public le temps de se réveiller. Ils tentèrent l’aventure, et pendant que leurs associés de la veille s’évertuaient et s’agitaient à composer un ministère, ils firent un formidable effort et jetèrent bas la royauté.

Fut-il jamais plus grand supplice que d’assister à ce désastre les mains liées, sans pouvoir se permettre la moindre tentative, la moindre résolution suprême? Tel fut pourtant pendant vingt-quatre heures le sort de ces ministres condamnés au repos sous peine d’immixtion illicite et relégués à leur poste en simples spectateurs, Duchâtel seul dut sortir un instant de cette inaction forcée. Dans la nuit du 23 au 24, le roi l’envoya chercher. Il n’y avait pas encore de ministère, et le danger devenait pressant; à défaut de gouvernement, il fallait un chef militaire de taille à tenir tête au flot grossissant d’heure en heure. Le maréchal Bugeaud était naturellement désigné. Seulement, pour l’investir immédiatement du commandement supérieur de la garde nationale et de l’armée, il fallait que l’ordonnance portât un contre-seing. Le roi demandait avec instance à Duchâtel d’oublier qu’il n’était plus ministre et de lui prêter sa signature. De tels services ne se refusent pas. Il y eut pourtant des objections, mais non pas de sa part. Un des témoins de cette scène s’efforça de faire ajourner la mesure, et, ne parvenant pas, malgré son ascendant, à persuader le roi, il prit le ministre à part et le supplia de refuser son concours. Cette insistance étonna Duchâtel plus qu’elle ne le toucha. Il retourna vers la table où était déposé le projet d’ordonnance, prit la plume et signa.

C’était le dernier acte de sa vie politique, son dernier tribut à la conservation de ce régime libéral, de ces institutions tutélaires qu’il avait tant aimées et si constamment servies. Au milieu des angoisses de cette journée fatale, une conviction le soutenait, celle d’avoir mis en œuvre pour prévenir la catastrophe, pour signaler le précipice, pour éclairer d’honnêtes aveuglemens et confondre de coupables manœuvres, tout ce qu’il y avait en lui d’activité, de force et de prudence. Si la postérité s’enquiert avec quelque scrupule des mérites de chacun dans ces rudes momens, si elle pèse les raisons données de part et d’autre pour justifier et pour combattre la campagne des banquets, et notamment si son regard pénètre dans la question incidente du droit d’interdiction, la seule qui lut alors sérieusement agitée, je sais d’avance quel jugement elle rendra, et combien s’élèvera de plus en plus dans son estime celui sur qui de-