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disait là, le duc de Broglie, vers cette même époque et presque dans les mêmes termes, avec la conviction et la sollicitude d’un véritable ami, l’écrivait à M. Guizot[1]. Rien n’était plus sensé, plus désirable en théorie que cette abdication volontaire ; rien par malheur non plus, rien en pratique n’était plus impossible. Étions-nous donc en Angleterre pour nous permettre impunément ce genre d’évolution? Existait-il chez nous deux grands partis vivant chacun de sa vie propre, capables de constance, d’abnégation, de sacrifices, divisés seulement d’opinion, unis de respect et d’attachement aux institutions du pays, résolus l’un et l’autre à les maintenir et à les défendre, deux partis à qui la couronne pouvait, à tour de rôle, confier les affaires sans courir la moindre aventure? Chez nous, si le cabinet, même à bonne intention, eût déserté son poste, qu’aurait pu faire le roi? Appeler le centre gauche; il y était bien forcé, toute nuance intermédiaire, toute combinaison moins tranchée faisant absolument défaut, ou ne pouvant fournir que d’insuffisantes doublures. Or, depuis quatre années, le centre gauche s’était lié de si près à la gauche, qu’appeler l’un c’était se donner à l’autre, et le roi, qui par expérience savait l’impuissance absolue de la gauche en face de la moindre émotion populaire, n’avait, on le comprend, aucune envie de se livrer à elle. Fallait-il donc, dans l’intérêt de sept ou huit personnes, pour user moins leurs forces et ménager leur avenir, dans l’intérêt aussi d’une tactique plus ou moins judicieuse, d’un calcul au moins problématique, réduire sans nécessité et de gaîté de cœur la couronne à cette extrémité? Et la cause conservatrice, et tous ces députés qui portaient son drapeau, avait-on le droit de les abandonner ainsi, de leur enlever leurs chefs, leurs défenseurs et la possession du pouvoir, sans qu’ils eussent rien fait pour les perdre, sinon peut-être une faute légère, une méprise pardonnable? Pour la majorité de la chambre aussi bien que pour la couronne, que le cabinet se retirât ou qu’il fût renversé, qu’au lieu d’une déroute ce fût une retraite, le résultat n’était pas moins le même. Traitée, dans les deux cas, comme une armée vaincue, ne serait-elle pas licenciée, hors de service, en proie aux représailles, aux rancunes, aux réactions locales et subalternes? Ce parti modéré, politique et vraiment libéral, ce parti de résistance et de légalité fondé par Casimir Perier, et depuis quatorze ans maintenu à si grand’peine, une fois dissous et dispersé, qui serait jamais de taille à le reconstituer? Et sans lui, sans ce frein, sans cette sauvegarde, à quelle politique ne tomberait-on pas? C’était donc jouer à croix ou pile les destinées du pays que de quitter son poste, sans compter que le grief éternel des ennemis de nos institutions était le

  1. Lettre de M. le duc de Broglie citée par M. Guizot, Mémoires, p. 23, t. VIII.