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se passèrent ainsi; mais l’occasion sembla trop belle aux sociétés secrètes pour que l’envie ne leur vînt pas de la mettre à profit. Un coup de main fut comploté. Les plus ardens, les plus aveugles s’en mêlèrent seuls; par une belle matinée de mai, ils descendirent en bandes dans la rue, brusquement, sans prétexte, de la façon la plus inexplicable. Les passans les prenaient pour des fous, mais des fous le pistolet au poing, tuant sans pitié quiconque leur barrait le passage. Heureusement l’exemple ne fut point contagieux. La résistance s’improvisa, et au bout de quelques heures tous ces promeneurs incommodes étaient sous les verrous. Ils n’avaient obtenu de leur équipée que ces deux résultats : une immense frayeur dans certains quartiers de Paris, et l’éclosion d’un ministère. La capitale, qui commençait à croire ce phénomène impossible et qui assistait non sans tristesse à l’impuissance de son gouvernement, fut surprise agréablement, le 13 mai au matin, en apprenant par les journaux qu’un cabinet parlementaire et vraiment sérieux, représentant les nuances principales de la majorité, s’était enfin formé pendant la nuit.

Les deux illustres chefs des deux fractions du centre n’y figuraient ni l’un ni l’autre, mais ils s’engageaient à l’appuyer. Cette combinaison que la couronne, de guerre lasse et non sans quelque ironie, avait imaginée peu de jours auparavant et qui n’avait alors aucune chance d’être accueillie, devint sous le coup de l’émeute subitement facile. Seulement, pour que les conservateurs libéraux, qui dans la coalition avaient fidèlement suivi M. Guizot, acceptassent avec sécurité une combinaison d’où il était exclu, il fallait qu’un autre lui-même, que Duchâtel ne refusât pas d’y entrer sans lui, et que de plus il se chargeât du poste politique, de la clé de la place, du ministère de l’intérieur. Ce n’était pas déchoir, il s’en fallait; néanmoins c’était un sacrifice, l’abandon de ses plans, de sa vraie vocation. Il ne céda que par devoir devant l’impossibilité d’imaginer une autre issue à une situation devenue périlleuse. Quand il revint des Tuileries et m’apprit que tout était fait, que sa parole était donnée, je me gardai de laisser paraître l’involontaire regret qui me traversa l’esprit à le voir ainsi lancé dans une voie nouvelle, moins facile, moins sûre, peut-être moins féconde; puis, comme il était enclin sinon à l’optimisme, du moins à une prompte et saine appréciation du bon côté des choses qu’il ne pouvait changer, il se prit aussitôt de confiance et d’ardeur pour ses devoirs nouveaux, modifiant tous ses plans, se faisant ministre de l’intérieur comme s’il n’avait jamais poursuivi d’autre but, et dès le premier jour commençant l’œuvre réparatrice que les circonstances lui commandaient et qui allait devenir sa constante pensée, unir, refondre, reconstituer l’ancienne majorité, ce fondement nécessaire de l’édi-