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même qui professaient les principes de la gauche et qui croyaient de cœur et littéralement à la souveraineté du peuple, n’insistèrent que très faiblement pour cette convocation des comices, et ceux qui n’admettaient, philosophiquement parlant, d’autre souveraineté que celle de la raison, les doctrinaires, comme on les appelait alors, n’eurent pas même la pensée qu’on pût sérieusement chercher la moindre force dans cette comédie. Il n’en fut donc question au conseil que pour passer outre aussitôt; mais je tiens à consigner ici qu’à ce moment même, vers le milieu d’août, l’instinct de Duchâtel ne lui fit pas défaut et qu’il entrevit clairement l’occasion qu’on laissait échapper. Combien de fois, vingt ans plus tard, en face de ces millions de votes dont un autre pouvoir tirait si grand parti, ne m’a-t-il pas rappelé nos causeries de 1830, les regrets dont il m’avait fait part, et combien il eût été facile et probablement profitable à la naissante royauté de ne pas s’en fier seulement aux théories même les plus vraies et les plus scrupuleuses, et, sauf à se permettre une réminiscence impériale, ou, si l’on veut, un plagiat, d’acquérir le bénéfice de cette sorte de baptême !

Après tout, si dans le trouble des premiers momens le savoir-faire fut en défaut, si ces esprits profonds et supérieurs que consultait la nouvelle monarchie n’avaient pas une parfaite entente de la fibre populaire, il y avait chez eux quelque chose d’infiniment plus rare, et que Duchâtel, s’il eût fallu choisir, aurait prisé fort au-dessus, je veux dire un sincère et courageux désir de maintenir envers et contre tous, quoi qu’il pût arriver, les droits de la liberté légale. C’était là, au lendemain d’une catastrophe, en face de passions déchaînées, aussi sourdes qu’aveugles, et que la force seule semblait pouvoir dompter, c’était une conception hardie, originale, sans exemple dans nos fastes révolutionnaires, et qui suffit à l’éternel honneur de ce gouvernement. Ce qu’il a dépensé de dévoûment, d’intelligence, de généreux efforts pour ne pas tomber dans l’ornière de 91, pour retrouver, avec l’expérience de plus, les premières traces de 89, pour soutenir en un mot cette gageure périlleuse, si près d’être gagnée, d’une révolution jalouse des droits de tous, aimant la liberté même après la victoire, et la sauvant à ses dépens, personne aujourd’hui ne s’en doute, ou n’y prête une sérieuse attention.

C’est à cette œuvre que Duchâtel allait lier sa vie : nous l’y suivrons pendant dix-huit années, sans nous étendre outre mesure, mais sans rien négliger pour reproduire au vrai la part qu’il y a prise et la trace qu’il y a laissée.


II.

Nous sommes sur une scène et dans une atmosphère absolument nouvelles. Ce rôle, si commode, si dégagé, si doux, de redresseur