Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/53

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
MALGRÉTOUT

à moi à présent, et que ma passion légitime ne peut ternir ? Qui pourra vous l’ôter, qui pourra vous insulter dans mes bras ? Restez avec moi, écrivez à votre père de vous rejoindre, et ne rentrons en France que mariés.

— Et vous croyez que, si ma sœur veut empêcher ce mariage, elle ne suivra pas mon père auprès de nous ?

— Partons pour l’Angleterre. Votre fuite aura fait quelque bruit, vous serez compromise, comme vous dites ! Tout le monde comprendra qu’ayant un trésor à garder, je n’aie pas voulu me le laisser prendre.

— Ainsi vous voulez m’exposer aux railleries du pays, au mépris de ma sœur, et vous croyez que mon père, qui ne demande qu’à nous unir, ne blâmera pas cet acte de démence ? Vous croyez qu’il n’aura pas un profond chagrin de me voir mariée au prix d’un scandale ? Vous pensez que je serai une bien bonne gardienne de ma petite Sarah aux yeux de ma sœur irritée, quand je voudrai redevenir sa mère adoptive ? Est-ce là ce que vous m’aviez promis, Abel ? est-ce là ce bonheur de famille que vous vouliez respecter à tout prix ? est-ce la protection que je devais au moins attendre de vous dans ma lutte avec le monde ? Déjà, sans y songer, sans le vouloir, vous m’avez pris mon honneur.

— Moi ! s’écria-t-il, moi !

— Oui, vous ! quand vous êtes venu, au milieu d’un concert, me surprendre à Nouzon, vous m’avez livrée à la merci de Mlle d’Ortosa ; elle nous a vus, elle nous a épiés, elle sait mon secret, et Dieu sait quel usage elle veut en faire !

— Ah ! si j’avais su cela ! reprit Abel avec feu ; — que ne l’ai-je su plus tôt ! — J’aurais parlé à votre père à Nice, j’aurais proclamé mon amour pour vous, j’aurais brisé ces misérables intrigues de femmes !

— Il est temps encore, Abel ! Venez dans quelques jours et demandez-moi hautement et franchement, réclamez-moi au besoin, puisque me voilà compromise deux fois par votre volonté ; mais n’exigez pas qu’il y ait de la mienne dans cet apparent oubli de ma dignité de femme. Ne me ramenez pas dans ma demeure comme une conquête avilie ; laissez-moi rentrer seule et libre, je veux pouvoir dire à mon père que je suis toujours digne de lui et de vous.

— Partons, dit-il, partons, j’obéis ! — Et il sortit impétueusement ; mais il rentra mouillé jusqu’aux os, car la pluie avait recommencé, et il avait en vain couru tout le village ; il s’était même blessé dans l’obscurité, et il avait les mains couvertes de sang. Il avait promis une fortune au cocher qui nous avait amenés. Il avait trouvé un homme incorruptible qui aimait ses chevaux pour eux-