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nier siècle, avait jeté les bases, et que M. J.-B. Say commençait à importer chez nous.

Entre l’économie politique et l’esprit de M. Duchâtel, j’oserais presque dire que l’harmonie était préétablie. Personne ne pouvait mettre au service de ce genre de science des aptitudes plus variées, plus nécessaires et plus rarement unies. Les théories économistes ne sont pas tous les jours d’une lecture courante; il y faut une intelligence rompue aux abstractions, presque aux obscurités de la métaphysique, et d’un autre côté, pour qu’elles ne soient ni vaines ni dangereuses, il est bon que des notions précises, une observation rigoureuse des faits et de la réalité, en surveillent l’application et en contrôlent la justesse. Or ces deux conditions se rencontraient à point dans cet esprit tout à la fois pratique et généralisateur. Ce fut un jeu pour lui que de pénétrer à fond et de s’approprier les trois théories principales qu’avait accueillies l’Angleterre depuis un demi-siècle, et qui régnaient alors sous l’autorité de ces trois noms : Smith, Malthus et Ricardo. Il les analysa et les décomposa pour s’en assimiler la substance, les soumit aux vérifications les plus exactes et les plus répétées, n’en acceptant qu’avec réserve les conclusions systématiques, et ne prenant en sérieuse attention que les principes incontestables, ceux qui pouvaient un jour se prêter à des applications pratiques, si jamais parmi nous, en semblable matière, venaient à prévaloir quelques idées de liberté progressive et sagement calculée. Cette façon d’entrer dans ces questions était alors originale et personnelle à lui. En général on ne s’en occupait guère, et ceux qui les traitaient étaient ou d’absolus théoriciens professant la nécessité d’un libéralisme radical, ou des protectionistes intraitables et obstinés. Pour notre jeune économiste, le problème était tout différent : il l’abordait non pas en professeur, mais en homme d’action, sans transiger sur les points nécessaires, sans oublier les droits acquis, cherchant la paix entre ces deux extrêmes : grande netteté de principes, grands ménagemens des situations.

Et tout cela sortait de ses lectures et passait dans ses entretiens avec une facilité, une vivacité dont j’aime à me rappeler les moindres circonstances. Dès ce temps-là, nous commencions à bien peu nous quitter. L’attrait que j’avais senti pour lui avant de le connaître s’était accru, on le comprend, à mesure que je l’avais connu. Dès la première rencontre, chez Jouffroy, par un mouvement presque simultané, il était venu à moi lorsque j’allais à lui; puis nous nous recherchâmes de préférence à tous, et en bien peu de jours nos vies étaient unies : entre nos esprits et nos cœurs s’établissait cette confiance absolue que rien n’a jamais troublée. Nous avions pris un tel besoin l’un de l’autre, que bientôt les journées ne se pas-